Le renard0
« Le renard a dans son sac mille tours, mais sa ruse culmine dans ce qu’on peut appeler la conduite du retournement. De son côté, le poulpe symbolise, dans l’infinie souplesse de ses tentacules, l’insaisissabilité par polymorphie[1]. »
Typhon0
Typhon, un puissant monstre décide d’attaquer l’Olympe. Ce monstre ressemble à une tempête. Il est multiple. On parle de Typhon polúplokos, un être multiple « aux cent têtes[1] ». « Chez Apollodore, Typhon, fils de Gè et de Tartaros, est le plus puissant, le plus gigantesque de tous les êtres engendrés par la Terre-Mère[2] ». Typhon possède l’infatiguable mobilité de ses pieds. Il profite d’un instant d’inattention dans la vigilance parfaite de Zeus pour attaquer l’Olympe.
C’est Zeus, le dieu qui possède toute la mètis du monde, qui parvient à le terrasser.
La Mobilité
« L’art de la guerre est l’art de garder sa liberté d’action. » (Xénophon)
Typhon possède une extrême mobilité. La capacité à se déplacer en permanence augmente l’imprévisibilité et réduit les chances d’être encerclé ou entravé.
La mobilité est une attitude physique et mentale. Le mobile exerce une liberté d’action, se réserve une pluralité d’options. La mobilité permet d’agir sur le monde et non pas d’attendre de réagir.
[1] Platon, Phèdre, 230 a
[2] Detienne et Vernant, Op. Cit., p 117
Introduction à la mètis : Detienne et Vernant0
Les civilisations occidentales conçoivent l’intelligence d’après l’intelligence rationnelle. « Une » intelligence basée sur le logos, l’intelligence mathématique, la pensée démonstrative, capable de saisir les abstractions et les lois éternelles. Dans l’Antiquité, le philosophe est celui qui parvenait à s’extraire de l’impermanence des choses pour chercher le fixe, le stable. Pourtant il existait une autre forme d’intelligence chez les Grecs : l’intelligence pratique. L’intelligence rusée des chasseurs, des guerriers, des artisans dont Ulysse est le représentant. Cette intelligence, cette mètis fut l’objet d’une série de travaux de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant. Il en ressort que l’intelligence rusée n’est pas une mais multiple.
La déesse Mètis (avec une majuscule) est la mère d’Athéna dans la théogonie d’Hésiode. Ce que l’on définit comme la mètis (avec une minuscule) serait un certain type d’intelligence engagée dans la pratique, affrontée à des obstacles qu’il faut dominer en rusant pour obtenir le succès dans les domaines les plus divers de l’action.
On pourrait définir, dans un premier temps, la mètis comme la ruse du menteur, l’astuce du tricheur, la malignité du dissimulateur. Un art du mensonge, de la tromperie et de la dissimulation. Mais ce terme recouvre un champ sémantique bien plus vaste. D’après Detienne et Vernant, elle recouvre « un mythe de souveraineté, les métamorphoses d’une divinité aquatique, les savoirs d’Athéna et d’Héphaïstos, d’Hermès et d’Aphrodite, de Zeus et de Prométhée, un piège pour la chasse, un filet de pêche, l’art du vannier, du tisserand, du charpentier, la maîtrise du navigateur, le flair du politique, le coup d’œil expérimenté du médecin, les roueries d’un personnage retors comme Ulysse, le retournement du renard et la polymorphie du poulpe, le jeu des énigmes et des devinettes, l’illusionnisme rhétorique des sophistes.[1] »
Les deux anthropologues mettent en garde contre une autre interprétation possible. La mètis n’est pas l’inspiration hasardeuse. Ce n’est pas l’alibi incohérent inventé par un enfant pour échapper à la fessée. Il s’agit de « comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise ; elle s’applique à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës, qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux[2] ». Il s’agit donc d’un ensemble d’attitudes mentales.
Analyse d’un texte de Rousseau (Notions: nature, liberté)0
Texte de Rousseau
« Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence entre l’homme et l’animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête elle-même ? Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir, que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme […] »
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
P 183-184 de l’édition Garnier-Flammarion
Explication de texte
Qui est l’auteur ?
Jean-Jacques Rousseau.
Philosophe du 18ème siècle. Originaire de la république de Genève, il est compté comme un philosophe français. Il a écrit quelques ouvrages en philosophie politique. Il pense notamment que la société résulte d’un « pacte social ». Rousseau conteste l’inégalité entre les hommes à c’est la société qui crée les inégalités.
Rousseau a également laissé une œuvre conséquente sur les théories de l’éducation. Mais pour expliquer ce texte il faudra se concentrer sur l’aspect « philosophie politique ». Rousseau ayant abandonné ses cinq enfants ses adversaires l’ont accusé de ne rien connaître à l’éducation.
De quel livre est extrait ce passage ?
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Discours écrit par Rousseau. Le philosophe cherche à montrer qu’à « l’état de nature » les hommes étaient égaux, heureux. Ensuite, la société a créé les inégalités (le riche/le pauvre).
Quelle est la thèse de l’auteur dans ce texte? (quelle est la position défendue par l’auteur ?)
L’homme n’a pas une nature comme les animaux mais une perfectibilité, c’est-à-dire la capacité d’évoluer, de se perfectionner.
A quelle problématique répond-il ?
L’homme a-t-il une nature ?
Vous pouvez replacer ce texte dans une confrontation entre nature et culture. Il peut être également utilisé dans un sujet sur la société ou la liberté.
Quelle est l’argumentation utilisée par le philosophe ?
Comment débute l’argumentation de Rousseau ? Il explique qu’une espèce animale n’évolue pas en mille ans. Un bébé animal ressemble déjà à ce qu’il sera toute sa vie. Un bébé cheval sait courir. Il ne fera rien de nouveau.
On devine que par opposition l’homme est différent.
Le bébé humain est très différent de l’adulte qu’il va devenir. Il est différent des adultes qu’il peut devenir. Car Rousseau définit la nature humaine comme « perfectibilité », c’est-à-dire la capacité d’évoluer (en bien ou en mal).
Place de ce texte dans l’œuvre de Rousseau
Rousseau cherche à montrer que l’homme est bon par nature et que la société le pervertit. Alors pourquoi ce texte ?
Si l’homme est vraiment « bon par nature », que c’est notre nature inaltérable d’être bon à on devrait être bon et la société n’y pourrait rien. Or ce n’est pas le cas.
Comment expliquer ça ?
Rousseau montre que la nature de l’homme est d’être perfectible : on peut évoluer. Donc on peut évoluer en mal. On devient jaloux, arrogant. La société nous déforme.
Pessimiste ce texte ? Non. Si Rousseau établit la capacité de l’homme à évoluer, il établit également l’espoir d’un changement. Certes la société est mauvaise mais on peut changer. Ce qui ouvre la possibilité pour un « nouvel homme », un nouveau « contrat social » (qui sera développé dans le livre suivant de Rousseau Du contrat social).
Qu’est-ce que la mètis ?0
Êtes-vous capable d’improviser, de vous adapter aux situations, de vous déguiser ou de conduire malgré les imprévus?
Si vous avez répondu oui à ces interrogations, alors vous avez déjà la mètis. L’intelligence rusée. L’intelligence du poulpe et du renard.
Je vous vois déjà sourire en lisant cette définition de l’intelligence. À vos yeux, l’intelligence rime avec les gens forts en mathématique ou en littérature. Alors que l’intuition et la créativité s’apparente mieux aux gens « rusés » ou « habiles ».
Qu’est-ce que la mètis ? Ce terme inusité se traduit en français par intelligence rusée ou intelligence pratique. Les anciens Grecs ont écrit des traités de logique ou de philosophie mais aucun concernant la métis. Pourquoi ? Probablement à cause de son aspect insaisissable. La mètis représente la souplesse de l’intelligence qui s’adapte aux circonstances et aux imprévus. Bien que difficile à définir, le sujet devait être discuté entre eux. Comment ? Au moyen de la narration. Pensez aux histoires qui jalonnent la mythologie grecque.
Ainsi Ulysse, le héros rusé de l’Odyssée incarne la capacité à se déguiser pour tromper ses ennemis. Le poulpe représente le pouvoir de s’adapter à son environnement comme un homme politique s’adapte à son public. Le Titan Prométhée symbolise le pouvoir de prévision et d’anticipation nécessaire aux artisans et aux sentinelles.
À quoi sert la mètis?
Impossible de tout planifier. Il existera toujours un écart entre la théorie et la pratique. L’intelligence pratique permet justement de combler cet écart. Le langage courant dispose de plusieurs expressions pour désigner cette capacité à adapter notre savoir à des situations concrètes singulières : l’expérience, l’intuition, le coup d’œil, le coup de main, etc. Vous avez une conception floue de cette intelligence. En revanche, les Grecs avaient dès l’Antiquité repéré et compris les subtilités de cette intelligence rusée qu’ils nommaient la mètis.
Quoi de mieux que de raconter une histoire qui donne un exemple concret de cette faculté ? Les Grecs ont utilisé ce procédé à maintes reprises.
La mètis se rencontrait dans de nombreuses disciplines dès l’Antiquité : la chasse, la pêche, la guerre mais aussi la boulangerie, la navigation, la politique, la médecine, etc. Aujourd’hui on peut encore la croiser dans de nombreux domaines : politique, domaines régaliens (tactiques policières ou criminelles, stratégie militaire, espionnage, protection rapprochée), domaines économiques (économie, création d’entreprise, stratégies de vente, stratégies de négociation), domaines sportifs (arts martiaux, football, escrime), domaines artistiques, etc.
Une alternative au phantasme de contrôle absolu
Au XXIe siècle, vous vous demandez quel est l’intérêt d’utiliser une intelligence souple, vaguement mythologique, pour résoudre des problèmes concrets. « Nous avons déjà la science. Nous avons des théories. Nous avons le contrôle. Nous nous représentons « comme maîtres et possesseurs de la nature », pensez-vous avec conviction. Et pourtant…
Écoutez bien les propos des hommes politiques ou la publicité : « Nous ferons une guerre propre », « Trouvez l’amour sans risque », « Avec cette voiture, vous aurez le contrôle en toutes circonstances ».
Vous pensez avoir le contrôleou que la science vous donne une maîtrise absolue de tous les phénomènes. Est-ce vraiment le cas ? Est-il possible de réduire les problèmes pratiques à des équations parfaites ?
Peut-on avoir toujours la sécurité et le contrôle ?
Peut-on faire une guerre propre par exemple ? Une guerre scientifique, précise, millimétrée ? Clausewitz pensait qu’il était impossible de tout connaître. Un « brouillard » cache toujours une partie de la réalité. Le maréchal Foch écrivait au début du vingtième siècle qu’ « à la guerre, il est impossible de tout prévoir[1] ». On pourrait l’expliquer par la technologie de l’époque. Aujourd’hui, il semble possible grâce aux progrès technologiques de tout contrôler et de tout prévoir dans les moindres détails.
C’est en tout cas un credo national aux Etats-Unis : la foi en la technologie qui viendra à bout de la complexité du monde. Mais selon le général Scales, un des dirigeants de l’invasion américaine en Irak, cette tendance américaine « repose sur une profonde méconnaissance historique, méprise les leçons du passé et dédaigne l’examen raisonnable des conflits récents[2] ». « Les futuristes qui clamaient que les nouvelles technologies de l’information permettraient aux forces américaines de balayer le « brouillard de la guerre » se sont trompés ».
Les enquêtes sur les attentats du 11 septembre attestaient déjà de cette trop grande confiance dans la technologie. « L’un des rapports parlementaires conclut à la défaillance des capacités d’analyse ; il considère que la technologie a fourni les informations nécessaires sans être capable de les traiter. [3]»
La guerre en Irak a prouvé, une fois de plus, que les plans théoriques conçus sur le papier ou sur un écran d’ordinateur ne valent pas grand-chose sur le terrain. Dans le sable, c’est la capacité des soldats à s’adapter sans cesse à la réalité changeante qui permet de triompher.
Ce phantasme de contrôle n’est pas réservé à quelques hauts gradés militaires. Tout le monde risque d’être concerné, et ce, même dans sa vie intime.
Le philosophe français Alain Badiou[4] critique dans son Eloge de l’amour ce qu’il appelle « l’amour sécuritaire », typique de notre époque. Les gens se cachent derrière des sites de rencontre par mesure de prudence. Tout cadrer, ne plus prendre de risque, supprimer l’incertitude ! Ne) plus souffrir, se protéger). Contrôler l’amour, le disséquer, le ranger dans une boîte. Un amour « zéro risque », analysable, objectivable, fixe, mort.
La médecine est confrontée au même type de problème. Les médecins sont accusés de ne plus considérer leurs patients comme des êtres humains, de les réduire à des problèmes abstraits ou à des tas d’organes. La technicisation croissante du geste médical[5] fait que nos personnels soignants sont appelés à développer un savoir professionnel pointu. Ils agissent ainsi parce qu’on attend d’eux qu’ils agissent ainsi.
Imaginez un instant qu’on décide de former les médecins à l’intuition. Devant un patient, ceux-ci choisiraient le traitement au « pifomètre ». Quelle serait votre réaction ? Angoissée probablement. Au Québec, les médecins font neuf ans d’études et utilisent des technologies de pointecomme un scanneur, des radios qui peuvent grossir des milliers de fois une anomalie, l’introduction d’ une caméra pour visualiser l’intérieur du corps et des marqueurs radioactifs pour étudier un élément spécifique de l’organisme. Quel réconfort de savoir que des savants érudits utilisent du matériel coûteux et des machines « scientifiques » !
Le management moderne considère également les employés comme interchangeables. On calcule tout, le nombre de clients potentiels, la surface, la durée, les objectifs chiffrés à atteindre. On prescrit le travail et…le travail effectué est différent.
Le suicide en entreprise est apparu en Europe dans les années 1990[6]. On peut supposer un lien entre le durcissement des méthodes d’évaluation et la souffrance des employés. Mais encore une fois, faut-il s’étonner ? On demande aux entreprises de rentabiliser. Il s’agit d’exercer sa raison pour contrôler au mieux les coûts de production et éviter les pertes inutiles. Logiquement on fiabilise le travail.
Malheureusement, s’il est possible de tout contrôler en théorie, cela s’avère impossible sur le terrain.
Car la guerre, l’amour, la santé et le travail ne sont pas des problèmes abstraits traités sur le papier. Ces différents domaines appartiennent à la réalité. Il y a un décalage entre la théorie et la réalité.
C’est ici que l’intelligence pratique trouve sa place. Certes, nous avons besoin de la raison. Nous avons besoin d’une rationalité théorique pour penser de manière rigoureuse. Mais pour affronter la réalité. Pour se frotter à la complexité du monde. Pour suivre les situations changeantes, il est temps de renouer avec la mètis c’est-à-dire avec une intelligence souple, issue de l’expérience, capable de s’adapter à chaque nouvelle situation.
Comme le conseillait Christophe Haag[7], « Adoptez la poulpe attitude ».
[1] Ferdinand Foch, De la conduite de la guerre, Economica, Paris, 2000, p. 76
[2] Scales Major (general), The Irak War, Harward, 2003
[3] Général Vincent Desportes, Agir dans l’incertitude, Economica, p. 76
[4] Badiou A., Eloge de l’amour, Flammarion, 2009
[5] Jean-Philippe Pierron, Vulnérabilité. Pour une philosophie du soin, Paris, PUF, 2010
[6] Dejours C. et Florence Bègue, Suicide et travail : que faire ?, PUF, 2009
[7] Christophe Haag, La poulpe attitude, 2011, Michel Lafon

