Est-il sage de ne pas penser à la mort ?0

Posted on mars 10th, 2014 in En terminale

(correction du DM facultatif)

« Les mortels, constatait Bossuet dans son Sermon sur la mort, n’ont pas moins de soin d’ensevelir les pensées de la mort que d’enterrer les morts mêmes ». Les sépultures que les hommes ont soin de donner à leurs morts témoignent en même temps de la connaissance de la mort et de la naissance de l’humain. Aussi inévitable que la mort est, pour les hommes, la pensée de la mort : impossible d’échapper jamais à cette pensée aussi ancienne que l’humanité ; ainsi que l’a dit Rousseau parmi beaucoup d’autres : « la connaissance de la mort, et de ses terreurs, est une des premières acquisitions que l’homme ait faîtes, en s’éloignant de la condition animale » (Second discours, I, d’après Montesquieu, L’esprit des lois, I, 1). Si la connaissance de la mort est propriété de l’homme, on ne peut éviter la pensée de la mort sans cesser d’être un homme. Mais, tandis, qu’on enterre les morts pour que, absents désormais, ils demeurent en quelque manière présents au cœur de la vie, on ensevelit la pensée de la mort pour en soulager l’esprit et en décharger la vie. On enterre les uns pour qu’ils échappent à l’oubli et pour y penser encore ; on ensevelit l’autre pour l’oublier à cause d’une présence insistante et parfois obsédante. Ce recouvrement du corps des morts comme des pensées de la mort éloigne des mortels ce qu’ils refusent le plus absolument, l’idée de la destruction. Est-ce à dire que, ainsi que la mort détruit le corps, la pensée de la mort détruit l’esprit ?

Pourtant, si enterrer les morts est une marque ‘humanité, former une pensée de la mort n’est-elle pas à l’origine de ce premier soin ? Que signifie alors le fait d’ »ensevelir » cette pensée ? Ne serait-ce pas « trop humain » ? On conçoit que cela puisse être l’objet d’un instinct, d’un réflexe ou d’un automatisme de la vie, mais cela peut-il être l’objet d’un « soin », d’une attention ou d’un effort particuliers, d’une application de l’esprit ou même d’une sagesse ? La sagesse ne consisterait-elle pas, au contraire, à mettre complètement à jour cette pensée et à persévérer en elle, afin d’en combattre les effets délétères ou, peut-être, d’en recueillir quelque bénéfice ? Avant, toutefois, de se demander ce qui est sage et ce qui ne l’est pas, la question préalable serait de se demander ce qu’est la sagesse, mais la question de la sagesse est si intimement liée à celle de la mort que de la pensée de l’une dépend l’essence de l’autre. Schopenhauer a souligné le plus simplement ce rapport de condition dans le quarante-et-unième paragraphe du Monde comme volonté et comme représentation : « Sans la mort, il n’y aurait pas de philosophie ». La recherche de la sagesse se mesure peut-être au type d’estime que l’on accorde à la pensée de la mort. Estime souvent contradictoire s’il doit apparaître que la même pensée est à la fois obstacle à la vraie vie et condition d’accès de la vraie pensée, que penser à la mort empêche de vivre bien et que de ne pas penser à la mort empêche de penser vraiment.

*

C’est un fait que la plupart des gens vivent sans penser à la mort. On veut que ce soit en raison de la crainte qu’elle leur inspire et de l’affreuse menace qu’elle est pour eux. Mais en quoi cette négligence pourrait-elle être un remède à cet effroi ou une défense face à cette menace ? c’est ainsi que Montaigne, dans le vingtième chapitre du premier tome des Essais, peut s’interroger : « Le but de notre carrière, c’est la mort, c’est l’objet nécessaire de notre visée : si elle nous effraie, comment est-il possible d’aller un pas avant sans fièvre ? Le remède du vulgaire, c’est de n’y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement ? » A quoi bon, en effet, se voiler la face pour ne pas voir ce à quoi nous aboutirons de toute façon ? Si l’imagination peut bien s’effaroucher en prêtant un masque horrible à la mort, comment la raison pourrait-elle s’aveugler à la nécessité ? Celle-ci nous convainc au contraire que c’est en pensant à la mort que nous pourrons dissiper le frisson qui nous prend à en évoquer seulement l’idée : il faut donc s’y préparer, s’y exercer, s’en « avoisiner », comme dit alors Montaigne, pour tenter de l’ « apprivoiser », afin que, approchée et intériorisée, devenue plus familière et bientôt nôtre, nous puissions avoir sur elle une maîtrise qui permettra d’en mieux surmonter les terreurs[1]. Sans compter qu’à s’aveugler si grossièrement à la mort qui vient en n’y pensant pas, on finit par mourir aussi stupidement que l’on a vécu, dans la même ignorance de la mort et de la vie : « Peu de gens connaissent la mort. On ne la souffre pas ordinairement par résolution, mais par stupidité et par coutume ; et la plupart des hommes meurent parce qu’on ne peut s’empêcher de mourir[2] ».

Mais pourquoi el but nécessaire de notre vie devrait-il être aussi l’objet nécessaire de notre visée ? Car, s’il est impossible de modifier le but, on peut en revanche changer la visée. Et si le remède est vulgaire, s’il ne saurait en effet guérir, il faut être bien aveugle à son tour pour ne pas voir que ce changement de visée apporte le seul soin possible à ce qui est irrémédiable. Face à une puissance reconnue clairement comme irrémédiable, le seul remède n’est-il pas de nier cette impuissance ? A défaut de pouvoir se soustraire à la mort, on peut tout au moins se soustraire à sa connaissance en entretenant cette ignorance, comme chacun le fait ordinairement, selon Pascal, de la petitesse de son moi : « Il désirerait de l’anéantir et ne pouvant la détruire en elle-même, il la détruit autant qu’il peut dans sa connaissance et dans celle des autres ? »[3] Mais cette occultation de la misère n’est-elle pas une misère de plus ? Et n’est-elle pas illusoire autant que vaine ?

A cette objection raisonnable, Pascal répond : « cela est vain en apparence, mais très juste ». Très juste, car cela est à la fois très raisonnable pour notre intelligence et très souhaitable pour notre volonté. Ainsi justifiée devant la raison comme devant la sagesse, une telle attitude a « un fondement très solide », que Pascal s’attachera à exhiber progressivement « selon ce qu’on a de lumière », pour reconnaître qu’aussi bien l’homme le plus commun que l’homme le plus sage s’accordent à penser qu’il ne faut pas penser à la mort.

Les hommes ont en effet toute raison de s’aviser de ne pas penser à des maux foncièrement inguérissables parce que chevillés à leur condition. L’homme, rappelle Pascal, « veut être heureux, et ne veut être qu’heureux, et ne peut ne vouloir pas l’être. Mais comment s’y prendra-t-il ? Il faudrait pour bien faire qu’il se rendît immortel. Mais ne le pouvant, il s’est avisé de s’empêcher d’y penser »[4]. Le philosophe résume dans sa cent trente-troisième pensée : « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux de n’y point penser. » Cela revient-il simplement à se boucher stupidement les yeux devant une réalité déplaisante ? Paraphrasant une autre Pensée sur les rapports de force et la justice, on dira plutôt que ne pouvant faire que la conscience fût immortelle, on a fait que la mort fût inconsciente. Car la conscience la plus aigüe, la pensée la plus exercée que nous aurons de la mort n’y pourra, c’est une évidence, rien changer. Qu’elle soit le but nécessaire de l’existence, c’est cela même qui autorise qu’elle ne reste pas l’objet nécessaire de notre connaissance : nous ne pouvons pas faire de la mort autre chose que ce qu’elle est.

Mais justement, qu’est-elle donc ? de la mort, que connaissons-nous d’autre que sa nécessité ? Nous savons avec aussi peu de certitude ce qu’elle est que nous savons avec certitude qu’elle est. Mais, de tout ce dont nous ignorons l’essence, nous pouvons toutefois avoir une connaissance des rapports ou des relations : si nous ignorons tout de la nature de la mort, en revanche nous connaissons les effets que sa pensée produit sur nous. En raison même de l’ignorance, de la nature de la mort, ces effets seront multiples et peut-être opposés, composant chacun un point de vue différent que nous pouvons prendre sur elle. S’il n’y a donc pas de moyen de connaître la vérité de la nature des choses en général et de la mort en particulier, il y a moyen d’embrasser l’ensemble de ces points de vue, de les regarder de différents côtés par ce que Pascal appelle « un renversement continuel du pour au contre »[5], dont la gradation, d’une opinion contraire à l’autre, épuisera tous les points de vue possibles, l’erreur consistant toujours à ne pas pouvoir « concevoir » le rapport de deux vérités opposées » et de croire que « l’aveu de l’une enferme l’exclusion de l’autre »[6].

  1. Le point de vue du « peuple », c’est-à-dire l’opinion la plus commune chez les hommes qui, pour la plupart, ne pensent pas à la mort.
  2. Le point de vue des demi-habiles ou des demi-savants qui méprisent le peuple dont l’opinion est aveugle, stupide et vaine. C’est un non-sens, pensent les demi-habiles, que de préférer la chasse à la prise ― ou de préférer chasser cette pensée plutôt que, comme le veut Montaigne, s’y « avoisiner ». Des opinions du peuple, Montaigne, La Rochefoucauld et tous les moralistes « s’en moquent, et triomphent à montrer là-dessus la folie du monde ». « Mais, poursuit Pascal dans le cent unième paragraphe, par une raison qu’ils ne pénètrent pas, on a raison ». Ceux qui condamnent la vanité et la stupidité des hommes ont bien vu les effets, mais ils n’ont pas vu les causes : ils n’ont pas pénétré ce que Pascal nomme « la raison des effets », qui démontre que ce que l’on fait communément, on le doit[7] : on ne pense généralement pas à la mort et on doit n’y point penser. Car il y a sens à choisir de se divertir, et c’est d’éviter la vue d’un non-sens désespérant. Reste à dire la vérité de cette opinion saine, puisque l’opinion du peuple est fausse si l’on y entend ce que le peuple y entend lui-même – « Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple ». C’est le point de vue des habiles ou des savants.
  3. Le point de vue des habiles, qui, connaissant « la raison des effets », ne pensent pas à la mort, « non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière », qui inclut en le dépassant le point de vue des demi-habiles. « Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent […], j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. […] Mais quand j’ai pensé le plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près. »[8] Rien ne pouvant nous consoler de notre condition, il convient surtout de n’y pas penser de près. « L’unique bien des hommes consiste donc à être divertis de penser à leur condition ». « La mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril »[9]. La pensée de la mort est plus difficile à supporter que la mort, si bien que l’on préfère, avec raison, s’exposer à des risques mortels plutôt qu’au risque de sa pensée. Plutôt risquer de mourir en s’embarquant, en guerroyant, etc., que de penser à la mort en restant en repos sans péril dans sa chambre. C’est en effet pire que la mort que l’on risque ce qui naît aussitôt de cette pensée : « incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir »[10]. Les maux que l’on risque en se jetant dans l’agitation seront toujours moins graves, moins immédiats et surtout moins nécessaires que ceux qu’entraîne l’inaction, qui, s’ils ne sont pas la mort dans la vie, sont chacun la mort de l’homme quand ils lui mettent la mort dans l’âme.
  4. Le point de vue des dévots, qui « en jugent par une nouvelle lumière que la pitié leur donne ». Ceux-ci, qui « ont plus de zèle que de science », méprisent l’habileté qui affirme que « la seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement », à quoi ils répliquent : « et cependant il est la plus grande de nos misères, car c’est cela qui nous empêche de penser à nous et qui nous fait perdre insensiblement »[11]. Le divertissement «  nous fait arriver insensiblement à la mort « , qui nous échappera autant que la vie nous a échappé : en nous amusant et en nous consolant, il nous perd et nous condamne. On usera donc, pour réveiller cette sensibilité endormie, d’un discours sans ménagement : « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais »[12].
  5. Le point de vue, non dépassable celui-là, des « chrétiens parfaits », qui en jugent « par une autre lumière supérieure », avec la plus grande amplitude du regard : avec autant de zèle que les dévots et avec autant de science que les habiles. « Encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête, car il pense que la vérité est là où elle n’est pas. La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent. »[13] S’il est effectivement sage de ne pas penser à la mort, ce n’est pas pour la raison qu’ils se figurent, qui échappe tout aussi bien aux plus savants et aux plus habiles, qui a manqué même aux plus grands philosophes qui ont enseigné aux hommes à bien mourir, parce tous ont pris et prennent encore la mort comme naturelle à l’homme au lieu que le chrétien sait qu’elle est la peine du péché. Les opinions du peuple sont saines, car la mort « est horrible, elle est détestable, et l’horreur de la nature », en sorte que penser à la mort, c’est bientôt prendre horreur de la vie – qu’il faut aimer. Pour le « parfait chrétien », il faut en effet haïr la mort et aimer la vie – pour l’amour de Dieu. « Ne quittons donc pas cet amour que la nature nous a donné pour la vie puisque nous l’avons reçu de Dieu, mais, faut-il aussitôt ajouter, que ce soit pour la vie pour laquelle Dieu nous l’a donné, et non pas pour un objet contraire »[14], c’est-à-dire la vie corrompue que nous nous sommes faite. Aimer la vie et haïr la mort terrible, mais pas au point où les hommes se figurent, car ce serait un amour injuste pour une vie corrompue, une vie dont la vraie vie est absente… Il faut donc, par la pénitence mourir à cette vie injuste pour que l’âme « ressuscite dans le même baptême » en une nouvelle vie, pour que la vie terrestre puisse déjà devenir pour l’âme la vie divine, que le corps connaîtra après sa mort, alors devenue, pour cette seule et unique raison, aimable.

Penser à la mort, c’est toujours, avec « ces mouvements d’horreur qui sont si naturels à l’homme », finir par prendre la vie en horreur. Et prendre la vie en horreur, c’est vivre dans le péché – dans le péché qui consiste à haïr la vie donnée par Dieu. Tel est le véritable et unique péché mortel. Comme le dira Leibniz, dans sa Confessio philosophi, « qui meurt mécontent meurt haïssable de Dieu ». Si, pour la sagesse du parfait chrétien, la mort est l’effet du péché originel, la pensée de la mort  est la cause du péché mortel : la haine de la vie.  Il est alors très sage de ne pas penser à la mort si cette pensée doit nous faire perdre, par haine de la vie, et la vie heureuse et la vie bienheureuse qui en est la vérité. Il est donc sage de n’y pas penser, aussi bien du point de vue du peuple, pour pouvoir être heureux, que du point de vue des habiles (qui ont reconnu la vanité du bonheur tel que l’entend le peuple) pour n’être pas malheureux, et que de celui du parfait chrétien (qui a reconnu la nécessité de la misère des hommes) pour, damné, n’être pas éternellement malheureux. Qu’il ne soit pas sage de penser à la mort, c’est donc l’opinion, pour des raisons à chaque fois  différentes, de la plupart des hommes : des plus nombreux, des plus savants et des plus sages. Cette opinion a donc bien  un « fondement très solide », puisqu’elle a pour elle la force du nombre, la raison des savants et la sagesse des croyants.

Autant que la mort, la pensée de la mort est mortelle pour la vie. Il faut s’en défendre autant que de la mort même – et cela par instinct autant que par raison, par raison autant que par obéissance. Mais, dans ce refus de penser à la mort afin de conserver la vie mortelle pour la vie éternelle, n’entre-t-il pas davantage de prudence que de véritable sagesse ? Ne peut-on pas découvrir des raisons positives de ne pas penser à la mort, qui reposeraient sur une exigence rationnelle plutôt que sur des dispositions en leur fond passionnelles puisqu’elles naissent toutes de la crainte ? Autrement dit, ne peut-on concevoir des raisons de n’y pas penser qui tiendraient à la nature même de la sagesse, à la force et aux vertus de l’homme plutôt qu’à son impuissance et à ses misères ?

 

Cela serait la sagesse même que de ne pas penser à la mort. La mort serait même la dernière chose à la laquelle penserait un homme sage, car c’est nécessairement qu’une telle pensée doit être exclue ou éliminée de sa méditation. Spinoza l’a énoncé dans uen célèbre proposition de l’Ethique : « L’homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie »[15]. La sagesse de l’homme libre est telle que sa vie sera à peine touchée par la pensée de la mort, parce que l’homme libre cherche d’abord à vivre et non à éviter de mourir. Un homme libre ne pense pas à autre chose qu’à vivre, c’est-à-dire à bien vivre, sans vouloir s’apprêter à bien mourir ni à se préoccuper de ne pas mourir. Et s’il doit jamais penser à la mort, ce ne sera ni pour la retarder ni pour s’y préparer : ni pour la retarder puisque la durée des choses n’étant pas déterminée par leur essence, aucune chose n’est plus parfaite pour avoir persévéré plus longtemps dans l’existence, ni pour s’y préparer puisque ce que l’homme sage perd par la mort n’est rien ou presque rien relativement à la partie de lui « qui persiste et reste indemne »[16]. L’homme libre, c’est-à-dire l’homme qui vit sous le seul commandement de la raison, ne perd rien à mourir. La sagesse, la vie raisonnable, exclut toute pensée de la mort.

On est ainsi au plus loin de cette tradition de « sagesse » que prônait, par exemple, Epictère, selon qui «  ce serait une malédiction pour les hommes de ne pas mourir », et pour qui « l’effrayant, c’est de juger la mort effrayante » puisque « le principe de tous les maux pour l’homme, de la bassesse, de la lâcheté, ce n’est pas la mort, mais la crainte de la mort », en sorte que la sagesse peut se résumer en ces préceptes qui définissent exactement une méditation de la mort : « Exerce-toi contre elle ; qu’à cela tendent toutes tes paroles, tes études, tes lectures, et tu sauras que c’est le seul moyen pour les hommes de devenir libres », ou encore : « Que la mort […] et tout ce qui te paraît effrayant soient devant tes yeux chaque jour ; surtout la mort ; et tu n’auras aucune pensée basse ni aucun désir excessif »[17].

Une telle pensée ne reste-t-elle pas cependant la marque la plus sûre de notre impuissance et de notre servitude ? En effet, penser à la mort, c’est ipso facto la craindre[18]. Il ne peut en être autrement puisque la mort, à n’en point douter, est chose mauvaise : elle décompose les parties qui composent le corps humain qu’elle rend ainsi inapte à être affecté[19]. C’est pour cette raison que la mort demeure nuisible et mauvaise, même pour l’homme le plus sage, puisque, comme l’explique Spinoza, c’est cette aptitude du corps humain à être affecté de multiples façons qui rend l’âme capable d’avoir conscience d’elle-même et des choses (de Dieu), d’avoir conscience et de jouir de l’éternité de telle sorte qu’elle ne craigne, pour ainsi dire, plus la mort[20]. La mort détruit donc la condition première de la connaissance, qui seule peut mettre fin à la crainte de la mort, si bien que cette crainte peut bien être réduite mais ne sera jamais anéantie. Si le sage ne pense à rien de moins qu’à la mort, il y pense encore : même la plus grande sagesse paraît impuissante à vaincre totalement cette crainte.

S’il est une chose qui empêche à coup sûr la diminution de cette crainte, ce n’est pas la mort du corps, c’est bien cette crainte elle-même qui affecte l’âme chaque fois qu’elle considère cette destruction du corps. C’est une chose, en effet, que d’être affecté par cette inévitable crainte, et c’en est une autre que d’en faire un objet de méditation dans l’idée de s’y préparer ou de l’éviter et de vivre ainsi constamment avec une idée qui nous affecte nécessairement de tristesse (nul ne pouvant envisager d’un œil léger la destruction de son corps et la mutilation de son existence). Vivre ainsi dans la crainte, même en prétendant, comme Epictète, la combattre, c’est vivre non seulement dans la tristesse, mais surtout dans la contrariété. Ainsi en est-il, par exemple, de l’homme malade qui cherche des remèdes, et cherchant seulement à ne pas mourir et « mange ce qu’il déteste par peur de la mort », tandis que l’homme sain désire directement ce qui est bon, « prend plaisir à la nourriture, et de cette manière jouit mieux de la vie que s’il avait peur de la mort et désirait directement l’éviter »[21]. Plus précisément que d’une crainte (metus), Spinoza parle en effet d’une peur (timor) de la mort, c’est-à-dire cette espèce particulière de crainte qui nous pousse à désirer un mal pour échapper à un mal plus grand que l’on craint : la peur est cette passion paradoxale et contrariante qui fait que l’on veut ce que l’on ne veut pas (par exemple manger ce que l’on déteste) ou que l’on ne veut pas ce que l’on veut (par exemple ne pas se venger d’un homme plus puissant que l’on hait)[22]. En nous contraignant à ne pas faire ce que nous désirons et à faire ce que nous détestons, la peur de la mort produit un dérèglement de la conduite, qui nous fait désormais rechercher les choses non parce qu’elles assurent notre conservation et notre perfection mais seulement parce qu’elles éloigneraient le moment et l’instant de notre inévitable destruction. On voit qu’on ne lutte pas contre la mort en désirant l’éviter : cela ne sera jamais que désirer un moindre mal relativement à un mal plus grand et devenir ainsi ennemi de soi-même en vivant tristement, péniblement et servilement, de telle sorte que la peur ne cessera de s’accroître et la conduite de se dérégler, jusqu’à ne plus jamais vouloir ce qu’on veut. La peur de la mort détruit l’âme plus encore que la mort ne détruit le corps. Penser à la mort, c’est déjà commencer  mourir.

On ne lutte contre la crainte de la mort qu’en vivant une vie plus joyeuse, c’est-à-dire en désirant directement ce qui est bon ou ce que nous savons avec certitude être utile à notre conservation parce que cela accroît notre puissance d’agir[23]. Or, comme on sait, rien ne nous est plus utile, rien ne peut davantage accroître notre puissance que la connaissance. Elle est seule en mesure de détruire la peur de la mort qui nous détruit en nous procurant la connaissance adéquate du bien. Mais cette connaissance du bien, nous l’avons « perdue » dès que nous avons acquis une connaissance du mal. C’est d’ailleurs, selon Spinoza, « ce que Moïse paraît avoir voulu signifier dans cette histoire de premier homme » quand « il raconte que Dieu a interdit à l’homme libre de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et que, sitôt qu’il en mangerait, il devait craindre la mort plutôt que désirer vivre »[24]. Si Dieu a interdit à l’homme libre de manger de ce fruit, c’est que celui-ci, peut-être trop vert, était mauvais pour lui[25], comme Adam l’a constaté aussitôt après l’avoir mangé, découvrant ainsi l’existence du mal, c’est-à-dire l’existence de choses nuisibles pour son corps, et, en conséquence, la crainte de la mort. La crainte de la mort (l’expulsion du paradis dans la langage du mythe ou le commencement de la servitude dans le langage de la philosophie) naît donc de la connaissance du bien et du mal, qui contraint à la recherche d’un bien qui n’est désormais jamais plus qu’un moindre mal quand cette recherche est soumise à la peur de la mort.

Dès qu’elle est engendrée par la connaissance d’une quelconque chose nuisible, cette peur peut en effet s’enfler de la peur de toutes choses. Comme l’énonce l’unique Axiome de la partie IV de l’Ethique sur la servitude de l’homme, « il n’est donné dans la nature aucune chose singulière qu’il n’en soit donné une autre plus puissante et plus forte. Mais, si une chose quelconque est donnée, une autre plus puissante, par laquelle la première peut être détruite, est donnée ». Chaque chose est déterminée dans son existence par quelque chose qui en nie l’existence en tel lieu ou à tel moment. C’est pourquoi il subsiste du mauvais même pour l’homme libre (ou, dans un autre langage, il existe un fruit défendu même pour le premier homme), car il ignore cette chose plus puissante qui peut le détruire et qu’il ne pourrait connaître qu’en connaissant adéquatement l’essence de toute chose singulière, c’est-à-dire en ayant l’intelligence intégrale du réel ou en comprenant Dieu. L’histoire que raconte Moïse, si elle a un sens, montre seulement que même l’homme libre ne comprend pas tout à fait Dieu ou qu’il n’a pas la connaissance adéquate de l’essence de chaque chose singulière… Et si l’on demande maintenant à quelle fin Dieu fit à l’homme cette révélation sur la nocivité du fruit, on ne peut que répondre comme Spinoza, dans la lettre dix-neuf : « pour augmenter sa connaissance et par cela même sa perfection ». Car augmenter sa connaissance, c’est là l’unique moyen de diminuer la crainte de la mort jusqu’à l’insignifiance.

On voudrait suggérer que l’Axiome à l’instant cité constitue le pivot de la réflexion, le moment où la conscience de la plus grande servitude ouvre la voie de la libération de l’esprit, comme si cet Axiome était la formulation de l’unique pensée de l’homme libre au sujet de la mort. Ne pensant à rien moins qu’à la mort, le sage n’y pense qu’une seule et unique fois pour en comprendre la nécessité, pour comprendre qu’elle ne peut être évitée par aucun moyen. Cette pensée paraît d’abord résumer l’aspect effrayant de la mort qui rôde et peut survenir de toute part, de telle sorte que penser à la mort serait penser à toute chose comme cause possible de mort (comme le disait Pascal du roseau le plus faible de la nature, le roseau pensant : « Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit à le tuer »). Une méditation de la mort serait bien la marque la plus certaine et la plus extrême de la servitude puisque, alors, nous nous comprendrions par tout ce qui n’est pas nous, par tout ce qui ne découle pas de notre nature ou de notre essence. Nous ne nous comprendrions pas du tout et nous aurions le plus extrême mépris de nous-mêmes, l’être « le plus faible de la nature ». Mais ce même Axiome, si l’on y pense mieux, nous fait surtout comprendre, contrairement à l’apparence, qu’il n’est pas naturel de mourir : la mort est toujours accidentelle, quand même elle serait une conséquence nécessaire de « la nature des choses ». Nous comprenons que la mort est à la fois absolument nécessaire et absolument extérieure, qu’elle vient toujours du dehors. Une chose, un homme, tel homme n’est jamais détruit que par des causes extérieures et ne peut donc jamais être détruit par des causes internes. Spinoza y insiste à multiples reprises : « Aucune chose ne peut être détruite si ce n’est par une cause extérieure » ; « Aucune chose n’a rien en soi par quoi elle puisse être détruite » ; « Rien de ce qui peut détruire notre corps ne peut se trouver en lui »[26]. S’il y avait en quelque être que ce soit quelque cause qui lui soit contraire, il n’existerait pas un seul instant ; aussi bien, c’est toujours de l’extérieur que survient la cause qui le détruit. Aucune maladie, aucun désespoir, rien de ce que nous redoutons, n’est en notre être. La mort n’est pas en nous, la mort n’est pas nous.

Il semblerait d’abord que la pensée exprimée par l’Axiome, au lieu d’apaiser la peur, l’ait renforcée en faisant apparaître la nécessité de la destruction de chaque chose singulière, au lieu qu’une prudente absence de réflexion aurait laissé l’événement de la mort dans des futurs aussi lointains que contingents dont l’idée nous affectent en général assez peu, puisque « un affect à l’égard d’une chose que nous imaginons comme nécessaire est, toutes choses égales d’ailleurs, plus intense qu’à l’égard d’une chose possible ou contingente »[27]. Mais ce serait négliger le fait que « l’esprit, en tant qu’il comprend toutes choses comme nécessaires, a plus de puissance sur les affects, autrement dit en pâtit moins »[28]. On craint d’autant plus la mort qu’on l’imagine à la fois nécessaire comme fait et contingente dans son événement mais l’on pâtit d’autant moins de cette crainte que l’esprit comprend la mort comme accidentelle dans son fait et nécessaire dans son événement. La diminution de la crainte obtenue par cette seule et unique pensée de la mort à la fois nécessaire et accidentelle permet d’arracher l’esprit de la seule préoccupation qui naît de la peur, c’est-à-dire de la recherche indirecte du bien dans le seul désir de retarder la destruction de notre corps, pour que, désormais délivré de l’oppression de cette peur paralysante qui conduit, de tristesse en tristesse, la vie de la plupart des hommes, il puisse désirer directement le bien, à savoir ce qui accroît sa puissance d’agir et de penser. Pour diminuer radicalement la force des affections qui nous dominent, il n’est que l’accroissement de la puissance et de l’activité de l’esprit, c’est-à-dire l’accroissement de la connaissance et de la joie qui en découle quand nous en sommes la cause complète. « Plus l’esprit connaît de choses […], moins il pâtit des affections qui sont mauvaises et moins il craint la mort », car « la mort est d’autant moins nuisible qu’il y a dans l’esprit plus de connaissance claire et distincte ». C’est en effet que, de cette connaissance, naît « le contentement le plus élevé qu’il puisse y avoir », et ce contentement fait que « l’esprit humain peut être de nature telle que la partie de lui-même périssant avec le corps soit insignifiante relativement à celle qui demeure »[29]. Une telle pensée, si elle reste difficile à expliquer, se comprend intuitivement : tout ce qui nous affecte d’une joie dont nous dommes nous-mêmes la cause – comme cela se produit dans la connaissance – est sauvé ; le reste peut périr.

 

On peut toutefois se demander si la pensée de la mort n’est pas devenue le nouveau fruit défendu, défendu par et pour la sagesse, auquel il serait tentant, même au prix de moins de sagesse, de goûter parfois. Même l’homme le plus sage pense encore à la mort, et peut-être moins par impuissance à chasser complètement cette pensée de son esprit que par une certaine nécessité inhérente à la vie elle-même.

Il paraît impossible que les hommes ne pensent jamais à la mort, malgré les artifices qui les divertissent et malgré la sagesse qui les en défend. Il est inévitable, aussi inévitable que la mort elle-même, que les hommes, sages ou fous, pensent à la mort. Sans cette pensée, ils ne seraient pas des hommes et ne pourraient devenir des sages : elle est la pensée qui les fait hommes et qui les fait vivre. Ce à quoi il est en effet sage de ne pas penser, c’est peut-être moins à la mort, qui est un stimulant pour la vie, qu’à la pensée de la mort, qui est une pensée mortelle. Cette distinction, cette nuance, tel est ce qu’a tenté de nous faire entendre Nietzsche dans un aphorisme précisément intitulé « La pensée de la mort » :

« Un mélancolique bonheur me vient à vivre au sein de cette confusion de ruelles, de besoins, de voix : que de jouissance, d’impatience, de convoitise, que de vie assoiffée et d’ivresse de vie s’y produit à chaque instant au grand jour ! Et cependant pour tous ces êtres bruyants, vivants, avides de vivre, bientôt se fera le silence ! Comme on voit derrière chacun se dresser son ombre, son obscur compagnon de route ! C’est toujours comme au dernier instant qui précède le départ d’un navire d’émigrants : on a plus de choses à dire que jamais, l’heure presse, l’Océan dans son morne silence attend, impatient, derrière tout ce bruit – si plein de convoitise, si certain de sa proie ! Et tous, tous pensent que la vie vécue jusqu’alors ne serait rien, sinon peu de chose, le proche avenir serait tout : d’où cette hâte, ces cris, cette façon de s’assourdir et de s’abuser ! Chacun veut être le premier dans cet avenir – et pourtant la mort et le silence de la mort constituent l’unique certitude et ce qu’il y a de commun à tous dans cet avenir ! Combien étrange que l’unique certitude, l’unique sort commun n’ait eu à peu près aucun empire sur les hommes et que ce dont ils sont le plus éloignés, c’est de se sentir comme une confrérie de la mort ! Ce qui me rend heureux, c’est de voir que les hommes refusent absolument de penser la pensée de la mort ! Et je contribuerais volontiers à leur rendre la pensée de la vie cent fois plus digne d’être pensée encore ! »[30]

Les hommes refusent donc absolument de penser ce à quoi ils doivent pourtant avoir pensé pour pouvoir ainsi le refuser. Non qu’ils ne pensent pas à la mort, à laquelle on a toute raison de croire que, dans un pressentiment constant du dernier instant, ils pensent au contraire sans cesse, mais ils ne pensent pas cette pensée. Ils pensent certes à al mort, mais, fort heureusement selon Nietzsche, ne la pensent pas : ils n’y pensent que pour mieux s’abuser. De nouveau, il faut estimer que la pensée de la mort recèle un poison que la mort elle-même ne contient pas. Le refus de penser la mort est à la mesure de la certitude du fait : il y a un rapport profond entre cette « unique certitude » et ce « refus absolu » de la penser, la volonté impérieuse de ne rien savoir de ce genre de conscience, de ne rien penser de ce genre de pensée. A la penser, il n’y aurait apparemment que des conséquences désastreuses pour l’humanité. Ces conséquences, Nietzsche les laisse à peine entrevoir, à peine entendre, préférant les laisser dans l’ombre ou le silence, afin que nous puissions refuser encore de les penser ou, au contraire, en accepter le défi et le risque (il y a ceux qui restent à terre et ceux qui prennent la mer). Celui qui ne refuserait pas de penser cette pensée serait un homme différent des autres hommes, parce qu’il aurait su, au lieu de simplement la vivre, penser la pensée de la vie. Il aurait donc pensé la signification de ce qui se manifeste partout au grand jour : hâte et impatience, convoitise et jouissance, soif et ivresse de vie, en un mot, volonté de puissance.

La question est donc de savoir qui peut penser cette pensée de la mort comme unique certitude et unique sort commun des humains. On peut en effet penser la mort soit comme ce qui égalise et annule toutes les différences entre les hommes, soit comme ce qui égalise toutes les différences de vie à la différence ultime des forces élémentaires, « force contre force », qui constitue le monde.

Il est d’abord vraisemblable que la pensée de la mort soit un signe avant-coureur de « la grande lassitude », du nihilisme, et peut-être même son ressort ou son secret. Rien d’autre n’est certain chez les hommes, rien d’autre n’est commun entre les hommes que la mort : rien d’autre n’est vrai que cette universelle nécessité de mourir, notre unique connaissance a priori. Et si rien d’autre n’est vrai, tout n’est-il pas vain ? tout ne vaut-il pas rien ? On voit immédiatement par qui cette pensée de la mort qui nous rendra tous égaux peut être pensée : par ceux qui, en songeant à cette égalisation et à cette annulation de toutes les différences, trouveront un motif de consolation et d’apaisement. Ce sont ceux que Nietzsche a nommé les hommes du ressentiment mais que Kierkegaard avait déjà reconnus dans « ceux qui veulent renoncer à la différence dont ils ont la faveur » quand cette différence est négative (ainsi, selon Kierkegaard, les esprits las, les misérables, les offensés, les vaincus, les malades – ou encore le fossoyeur du début de l’acte V de Hamlet !) : « La mort nous rend tous égaux, cette pensée peut apporter une consolation à la haine qui cherche à se satisfaire par cette vengeance impuissante, et à l’exaltation désespérée ; mais c’est là un sentiment »[31]. Ou plus exactement un ressentiment contre la vie, parce que la vie, « sans pitié ni ménagement », différencie constamment la sort des hommes selon ce que chacun aura ou n’aura pas risqué. Mais il s’agit seulement d’un sentiment ou un ressentiment, et pas encore d’une pensée, car il est une autre pensée de la mort que celle du faible qui y trouve l’apaisement et la consolation de sa faiblesse et de sa misère : une pensée plus forte qui, plutôt que de trouver une vengeance et une consolation dans la mort des autres, trouvera dans sa propre mort l’occasion d’une fête.

Comment est-il possible de penser cela ? Nietzsche nous a adressé une question de la manière la plus pressante :) quel point la vie de l’homme peut-elle supporter la vérité ? Par vérité, il faut entendre, comme toujours en philosophie, « ce que tout le monde sait », mais, ajoute Nietzsche, c’est cela même que personne ne veut savoir : l’homme, telle est sa condition tragique, est un être de vérité pour qui la vérité est une malédiction. Penser jusqu’au bout la pensée de la mort, ce serait penser la vérité, pensée insoutenable pour tout homme, car ce qui est vrai pour l’esprit est faux pour la vie, qui ne peut supporter la révélation de sa propre essence.

Si l’on veut néanmoins pouvoir penser la pensée de la mort afin de rendre plus digne d’être pensée la pensée de la vie, il est au préalable nécessaire de « réinterpréter la mort »[32]. Il est certainement sage de refuser de penser la pensée de la mort, à moins, comme on doit l’attendre d’un philosophe, d’avoir auparavant repensé la mort. Réinterpréter la mort, c’est d’abord rompre avec une interprétation très ancienne, aussi ancienne que la vie peut-être, qui consiste à tenir la mort pour le contraire de la vie. Il n’y a entre vie et mort nulle différence d’essence, comme veut l’établir unilatéralement tout vivant, qui pose, simplement parce qu’il est vivant, une extériorité inorganique par rapport à sa propre intériorité organique. Ainsi le vivant fait de la mort quelque chose d’étranger à lui, donc de potentiellement hostile, contre quoi il faut lutter et à quoi il faut s’opposer (conformément à la trop célèbre définition qui voit dans la vie, « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort », qui s’explicite aussitôt par ce propos spinoziste : »tel est, en effet, le mode d’existence des corps vivants, que tout ce qui les entoure tend à les détruire »[33]). Entre la vie et la mort, il faut voir, selon une perspective plus juste et une évaluation moins partiale, une communauté de nature ou d’essence. Comme le dit en d’autres termes un autre aphorisme du Gai Savoir (§ 109) : la vie n’est pas le contraire mais est un genre très rare de ce qui est mort, venant, retournant au monde mort dont elle n’est qu’une distribution spécifique et provisoire de forces composées. Pour un être vivant, s’exclame alors Nietzsche, retourner à ce monde mort devrait être une fête, non une régression, car, dit-il, « nous y devenons totalement vrais, nous nous accomplissons ! ». Dans le monde mort, en effet, tout est vrai, nulle place pour l’erreur : tout s’y joue immédiatement, « sans pitié ni ménagement », « force contre force ». Le monde mort, c’est le monde vrai, le monde où tout est vrai, car sans erreur possible : c’est « avec le vivant [que] commence l’erreur », c’est-à-dire la nécessité de l’interprétation, de la sélection, et de toutes les falsifications conservatrices de la vie, des plus grossières aux plus raffinées (ainsi la nécessité, pour survivre, de s’opposer le monde mort ; ainsi la nécessité, pour vivre, de s’abuser pour entrer le premier dans un avenir seule la mort nous attend, de s’assourdir pour ne pas entendre le silence de mort qui bientôt se fera, etc.).

Toute pensée – et pour Nietzsche il y a de la pensée chez tout vivant, sans quoi il ne pourrait vivre – est un jugement presque toujours non conscient, où est affirmé ce qui peut être dominé ou non, assimilé ou non, ce qui peut être accepté et affirmé ou refusé et nié. Aucun vivant ne peut accepter la mort, qu’inéluctable, il ne peut davantage refuser. Et, parmi les vivants, aucun homme ne peut en accepter facilement la pensée, qu’il ne peut non plus refuser, puisque cette pensée non seulement le fait homme mais le fait vivre. Aucun vivant ne peut refuser la mort, mais l’homme doit encore en refuser la pensée. Être homme consiste à refuser de penser ce à quoi il lui faut nécessairement penser parce qu’il pense. Vouloir ne pas connaître, ne serait-ce pas la formule générale de la sagesse humaine ?

« Il est bien des choses que je veux, une fois pour toutes, ne pas savoir. La sagesse fixe des limites même à la connaissance ». Si la connaissance a des limites, celles-ci ne lui sont pas immanentes et ne lui sont pas constitutives, mais lui sont tracées de l’extérieur par la sagesse, c’est-à-dire par la volonté, mais à chaque fois, par un certain type de volonté, dont la force se mesure à ce qu’elle accepte ou refuse de connaître, c’est-à-dire à ce qu’elle peut ou non assimiler. Il appartient à la sagesse d’ignorer volontairement quand la connaissance veut tout connaître à n’importe quel prix, même au prix de la vie. Aussi Nietzsche nous rappelle-t-il le sens premier de la sophia : l’art de choisir, de sélectionner avec un raffinement et un goût subtils (sapiens/sapio – savoir/saveur). Le sage choisit ce qui est digne d’être connu, cela seul qui a une valeur pour la connaissance, c’est-à-dire pour la vie. Mais, et l’on doit le regretter profondément, al valeur d’une connaissance n’est appréciable que quand cette connaissance est connue ― il faut de toute façon avoir pensé à la mort et à la pensée de la mort pour évaluer la valeur de ces pensées.

Il est aussi bien sage de n’y pas penser en ayant la force de s’abuser, pour vivre, sur la valeur de la vie, que d’y penser en ayant la force de se désabuser de la valeur de la vie afin de rendre celle-ci plus digne d’être pensée en sa vérité come ce qui a besoin d’illusions pour se conserver. On pourra conclure, paraphrasant Rousseau, que la sagesse commencée nous éloigne de penser à la mort et que la sagesse achevée nous ramène à la penser, la première fois pour stimuler la vie, la seconde pour stimuler la pensée de la vie, qui seule justifie, et peut donc se réjouir des illusions de la sagesse à l’état naissant. Comme chez Pascal, on voit que ce sont les demi-pensées, toujours accusatrices, par ressentiment, de la vanité et, par nihilisme, de la misère des hommes, qui, à l’état mourant, usent, de la pensée de la mort contre la vie ; et, come chez Spinoza, on voit que seule une pensée assez forte de la vie permet de penser la mort sans s’y empoisonner.

Si la mort est un mal certain, la pensée de ce mal est plus pernicieuse que le mal : elle est à l’origine de tout ce qui fait périr la vie, du péché, de la servitude ou du nihilisme. La pensée de la mort qui empêche la vraie vie, la « vie éternelle », est pire que la mort qui enlève al vie, qui est peu de choses, un agrégat plaintif de misères, de servitudes et de ressentiments, quand elle n’a pas été relevée par la pensée qui en découvre la vérité.

 

 

S’il est maintenant établi que la sagesse ne saurait jamais être une méditation de la mort, il n’est certainement pas sage, comme a pu le montrer Nietzsche, de n’y penser jamais. Une méditation de la vie implique une pensée de la mort. Penser à la mort pourrait être alors la sagesse même s’il devait finalement apparaître que cette pensée-là est à l’origine même de la pensée, si, comme l’a dit Malebranche dans la deuxième partie de ses Entretiens sur la mort : « la mort, qui nous ferme les yeux, nous ouvre l’esprit ».

Si, en général, les hommes évitent de penser à la mort, c’est qu’ils y pensent toujours sous le seul mode de la crainte. Or, il s’exprime dans cette crainte une prétention au savoir que le savoir doit mesurer. « Qu’est-ce, en effet, que craindre la mort, demande Socrate, sinon se prétendre en possession d’un savoir que l’on n’a point ? En définitive, cela revient à prétendre savoir ce que l’on ne sait point. Car personne ne sait ce qu’est la mort. »[34] Qu’est-ce que craindre la mort sinon prétendre savoir ce que nul ne sait, que la mort est un mal ? Pourtant, ce que tout le monde sait ou doit savoir, c’est que le mal est précisément l’ignorance qui prétend savoir. Le mal n’est pas la mort, il est de croire que la mort est un mal. Quand, comme Socrate, on est le plus sage des hommes parce que l’on sait quelles choses on sait et quelles choses on ne sait pas, on sait qu’on ignore ce qu’est la mort, de sorte qu’on peut cesser de la craindre. Ayant cessé de la craindre, on peut, comme le sage spinoziste, cesser d’y penser, ou bien, tout au contraire, comme chaque fois que l’ignorance se connait, commencer à y penser pour chercher à apprendre ce qu’elle est : pour tenter d’en saisir l’essence et non simplement d’en neutraliser les effets dans notre pensée. Peut alors se poser, pour la première fois, une question tout à fait étrange, la toute première question que pose Socrate dans le récit qui rapporte sa propre mort : « la mort, pensons-nous que c’est quelque chose ?[35] »

Le sens d’une telle question échappera certainement à tous ceux qui craignent à ce point la mort qu’aussi longtemps qu’on ne leur parle pas de cette crainte, ils croient qu’on ne leur parle pas de la mort, come elle échappera à ceux qui ne se soucient jamais de leur âme que pour savoir si elle survivra à la destruction du corps. A ceux qui veulent qu’on leur démontre l’immortalité de l’âme, on pourra proposer le formidable appareil argumentatif que déploie Socrate dans son dernier dialogue, qui aboutit, avec une non moins formidable ironie, à la seule et unique conclusion, comme le faisait remarquer un commentateur ancien (Straton), que l’âme est immortelle tant qu’elle est en vie (tel est en effet le sens de l’ultime argument du Phédon : l’âme, étant ce qui par essence ou par définition apporte la vie, ne peut devenir âme morte, pas plus que la neige ne peut devenir chaude ou le trois un nombre pair ; il suffit de savoir ce que l’on dit : ce qui est un principe de vie ne peut pas mourir[36]).

Ce que font et pensent les hommes est une chose ― que l’on peut, dit Socrate, « envoyer promener »―, ce que doit faire et penser le sage en est une autre, lui qui ne pense pas simplement à la mort, mais pour qui penser, c’est, comme le dit Socrate, quand nous sommes « entre nous » et avec son goût du paradoxe, « ne s’occuper de rien d’autre que de mourir et d’être mort »[37]. Si la mort est, comme on en accepte communément l’idée, la séparation de l’âme d’avec le corps, alors la mort peut bien avoir lieu pendant la vie pour autant que l’on s’attache à séparer l’âme de son corps ― ce qui s’appelle « penser ». Il se trouve donc que la mort et la pensée ont même définition : l’une comme l’autre ne sont « rien d’autre » que la séparation de l’âme du corps[38]. La pensée est ainsi identique à la mort en son opération : détacher l’âme du corps. Or, pour le philosophe, détacher l’âme du corps, cela signifie que l’âme ne sera plus « agrippée à lui, contrainte d’examiner tous les êtres à travers lui comme à travers les barreaux d’une prison » ou, en d’autres termes, détacher la pensée de tout ce qui lui fait obstacle dans le corps : ses sensations, ses plaisirs et ses peines, et surtout ses opinions et ses certitudes qui en découlent en raison de ce que Socrate appelle ici le « mal suprême », « l’inférence inévitable […] qui conduit à tenir ce qui cause l’affection la plus intense pour ce qui possède le plus d’évidence et de réalité véritable. »

Ainsi, à penser ce qu’est la mort, il apparaît que la pensée se pense elle-même. Penser la mort, c’est, pour la pensée, pouvoir se réfléchir et poser les conditions de sa possibilité et de sa méthode : pouvoir « considérer avec l’âme elle-même les choses elles-mêmes[39] », pouvoir connaître « par ce qui est vraiment nous-mêmes », l’intelligence, « ce que sont vraiment les réalités » et, enfin libre de tout paraître, atteindre la vérité des êtres. On comprend donc que ceux qui sont vraiment philosophes « réclament » la mort, puisque celle-ci ou bien leur donne ce qu’ils ont désiré le plus ardemment durant leur vie (la vérité intelligible des êtres), ou bien ne leur retire rien.

Tout au long du dernier dialogue de Socrate, il s’agit de montrer que la mort n’égalise et n’annule pas toutes les différences, qu’elle ne rend pas vaine et insignifiante la pensée, afin de ne pas prêter à al mort une puissance qu’elle ne possède pas, puisque, quoi qu’elle puisse être, cela ne change rien à la vie de celui qui pense et aspire à la vérité. Penser est ainsi la seule activité qui résiste à l’épreuve de la mort ― et qui résiste aussi bien à celle de l’immortalité… Il sera en effet démontré, d’une part, qu’il est possible que l’âme soit immortelle et, d’autre part, que seule l’âme du philosophe est, s’il y en a, capable d’immortalité. Pour Platon, l’immortalité de l’âme n’est que secondairement, et comme par surcroît, une question de survie (l’immortalité n’est même pas incompatible avec l’anéantissement, la destruction totale de l’individu, corps et âme), mais avant tout une question de vie, de choix de vie. La vie philosophique, al vie de l’esprit, est la seule que la mort n’atteint pas, puisque l’immortalité peut être acquise pendant la vie, puisque l’on peut vivre ici-bas d’une vie immortelle (tout simplement, mais selon la signification la plus profonde du « Connais-toi », en sachant quelle vie on vit, en vivant une vie) ; elle est aussi la seule que la survie de l’âme, s’il y en a une, peut combler, puisqu’elle mènera « là-bas » la même activité qu’ici-bas.

Mourir ou penser, c’est donc séparer l’essence de l’existence ― ce que, à la fin du dialogue, Criton ne parvient pas à comprendre : « Non, mes amis, je n’arrive pas à persuader Criton, que moi, je suis ce Socrate qui dialogue avec vous à cet instant […]. Il s’imagine que moi, je suis celui qu’il verra dans peu de temps, ce cadavre, et alors il demande comment m’ensevelir, moi »[40]. Aristote, qui le comprit mieux, en présente une autre version que Criton même pourrait comprendre : si, comme l’énonce une célèbre sentence de Solon, « un homme ne peut être dit heureux tant qu’il est en vie »[41], c’est que seule la mort confère son sens à la vie, non seulement comme le point final donne sa chute et sa cohérence à l’histoire qu’on raconte, parce qu’en arrêtant le cours imprévisible de la vie, elle transmue toute contingence en nécessité, mais surtout parce qu’elle sépare de cette manière tout l’accidentel de ce qui appartient vraiment par soi au sujet qui n’est plus, qui n’est ce qu’il est que parce qu’il n’est plus, décelant ainsi son essence ou, selon la formule aristotélicienne, « le ce que c’était que d’être » ― par exemple comme l’énonce la dernière phrase du Phédon, ce que c’était d’être Socrate, « l’homme dont nous pouvons dire… qu’il fut le meilleur, le plus sensé et le plus juste ».

 

Cette fonction révélante de la mort par la séparation qu’elle opère entre l’essence intelligible et l’existence sensible, la philosophie n’a plus cessé de la méditer jusqu’à découvrir en elle la condition de tout savoir et l’origine même de la sagesse parvenue à sa forme absolue. Il est non seulement sage de penser à al mort, mais sans la pensée de la mort, jamais ne seraient apparues ni la pensée ni la sagesse qui l’accomplit.

Au cours de son examen de la vertu du courage, Aristote fait remarquer au passage que la mort est «  ce qu’il y a de plus redoutable, puisqu’elle est limite, et qu’il semble que pour celui qui est mort, il n’y a plus rien qui soit bon ni rien qui soit mauvais »[42]. La mort n’est donc pas ce à cause de quoi nous ne sommes plus mais rien d’autre que cette « limite » qui fait que rien n’est plus pour nous : la mort supprime moins notre être que l’être des choses en tant qu’il est pour nous. De cette pensée incidente mais remarquable sur ce qui fait de cette limite sans réalité, de « ce peu profond ruisseau calomnié la mort » (Mallarmé), ce qu’il y a pour l’homme de plus redoutable, Hegel déploiera toute la signification. Une nouvelle fois, comme chez Platon, penser à al mort, ce sera pour la pensée se penser elle-même, mais se penser elle-même à al fois dans son origine, dans son devenir et dans ses œuvres. C’est en se réfléchissant dans la pensée de la mort que la pensée, prenant conscience d’elle-même, découvre ce qu’elle est en son essence : elle se découvre, tout comme est la mort, ce rien qui dissipe tout, cette irréalité qui dissout toute substance et supprime tout être. Il faut citer un peu longuement ces lignes de Hegel où s’exposent mutuellement la pensée de la mort et où se révèle une pensée forte come la mort :

« L’activité de diviser est la force et le travail de l’entendement, de la puissance la plus étonnante et la plus grande qui soit, ou plutôt de la puissance absolue. […] Que l’accidentel comme tel, séparé de son pourtour, ce qui est lité et effectivement réel seulement dans sa connexion à autre chose, obtienne un être-là propre et une liberté distincte, c’est là la puissance prodigieuse du négatif. La mort, si nous voulons nommer ainsi cette irréalité, est al chose la plus redoutable, et tenir fermement ce qui est mort, est ce qui exige la plus grande force. […] Ce n’est pas cette vie qui recule d’horreur devant la mort et se préserve pure de la destruction, mais la vie qui porte la mort, et se maintient dans la mort, qui est la vie de l’esprit. L’esprit conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans l’absolu déchirement. L’esprit est cette puissance en n’étant pas semblable au positif qui se détourne du négatif (comme quand nous disons d’une chose qu’elle n’est rien, ou qu’elle est fausse, et que, débarrassé alors d’elle, nous passons sans plus à quelque chose d’autre), mais l’esprit est cette puissance seulement en sachant regarder le négatif en face, et en sachant séjourner près de lui. »[43]

C’est dans l’épreuve de ce qu’il y a de plus redoutable que l’esprit découvre sa véritable puissance, une puissance étonnante et incomparable, ou comparable seulement à la mort, au « maître absolu » auquel rien ne peut résister. En effet, comme le décrit Hegel, sitôt que la pensée « a ressenti la peur de la mort, le maître absolu », elle «  a éprouvé l’angoisse au sujet de l’intégralité de son essence » et, dans la crainte de l’anéantissement, elle « a tremblé dans les profondeurs de soi-même, en sorte que « tout ce qui était fixé a vacillé en elle ». Par cette angoisse mortelle, où tout en elle tremble et vacille, s’est effectuée pour la conscience « la fluidification absolue de toute subsistance »[44]. C’est ainsi que la pensée de la mort se trouve à l’origine de la libération positive du devenir de la conscience et que la sagesse, s’accomplissant dans le savoir absolu, est la vérité révélée de la pensée de la mort, de ce vertige qui a provoqué pour la première fois l’inquiétude de l’esprit, el mouvement même de la négativité qui dissout toute fixité, toutes les subsistances et toutes les certitudes qui retiennent, figent ou annulent le mouvement de la pensée, le mouvement infini du sens.

Ce sera donc la tâche même de la pensée que de penser la mort, car elle est ce qui est à penser pour que la pensée découvre sa vérité, pour qu’elle acquière sa force propre dans la force de supporter son propre reflet et de se maintenir en elle comme dans son élément. Car, si l’esprit « se trouve » lui-même dans la mort, c’est bien que celle-ci n’est pas quelque chose de donné qui se trouverait devant lui, comme une représentation, ou hors de lui, comme un événement contingent, mais qu’elle est ce dans quoi il vit et trouve sa « nourriture ». Dans la pensée de la mort, la pensée ne trouve donc pas seulement l’origine de son inquiétude et de son mouvement infini, elle trouve également le modèle et l’étendue de son opération. C’est que la pensée, comme al mort, est la négation du donné tel qu’il est donné ; la mort est l’apparaître pour la conscience de la négativité qu’elle est. Penser à la mort, c’est pour la pensée penser ce qu’elle est, dans toute la puissance de ses opérations, comme si la dissolution, par la première exposition à la mort, la « fluidification » de toutes les déterminités données en moi révélait à la pensée sa propre capacité de dissolution de toutes les déterminitées données hors de moi dans les réalités du monde extérieur (ainsi la pierre, niée dans sa déterminitée de pierre, peut devenir un outil, etc.).

Comme la mort, al pensée est une force qui se manifeste par une activité de division et un travail de séparation, dont la puissance est en effet la plus étonnante et la plus grande qui soit, puisque rien n’y résiste. Il s’agit de l’acte de nommer, cette activité qui consiste en effet à séparer l’accidentel de tout ce avec quoi il est lié dans la réalité, de briser la connexion qui lui donne seule réalité au sein de l’ensemble de la réalité qui l’entoure pour lui donner une existence propre. C’est ainsi que Hegel décrit la force de l’abstraction, capable de séparer en pensée les choses liées dans la réalité comme bon lui semble et de les recomposer autrement avec les choses ayant elles aussi obtenues parce que dénommées « une existence propre et une liberté distincte » ― cette recomposition s’appelle juger. Cette puissance est en effet « prodigieuse », absolue, car rien dans la nature ne peut lui résister, comme rien ne résiste au « maître absolu » qu’est la mort. Nommer une chose, créer le concept d’une entité réelle, c’est ainsi la séparer de son existence sensible donnée, car si le concept ou le mot, me donne l’être (l’essence), il me le donne privé d’être (la réalité) : il me donne ce qu’il signifie, mais d’abord il le supprime. La mort est la négation réelle de tout être dont l’esprit est la négation idéale dès qu’il prononce un mot et produit un discours. Quand je parle, je nie, en parlant, l’existence de la chose que je dis (« l’absente de tout bouquet »), mais après avoir nié les choses dans leur existence, al parole des conserve dans leur être : elle fait que les choses ont un sens (« les calices sus… »). C’est pourquoi la « vie de l’esprit » est « la vie qui porte la mort et se maintient en elle ». Le pouvoir prodigieux du négatif, sa « puissance magique » est le travail par lequel l’existence est détachée d’elle-même et rendue significative. Seule la mort, pourrait-on dire, donne un sens à l’existence ― en lui retirant l’être.

On peut certes se dérober à ce travail de l’entendement et à cette activité infinie de la pensée, comme on peut « reculer d’horreur » devant la mort. Et on ne saurait d’abord que reculer, trembler devant le maître absolu, cet anéantissement qui terrifie tout ce qui a conscience d’exister, c’est pourquoi il s’agit de « supporter » et de « se maintenir » dans cette pensée qui est l’épreuve de la force de l’esprit. On peut manifester une peur servile devant la puissance négatrice de la mort et, pour sauver, conserver sa vie, pour al préserver pure de toute idée de destruction, on peut, comme le dit Nietzsche, refuser absolument d’en penser la pensée, et par là renoncer à toute la puissance et à la toute-puissance de l’esprit. Au moins ce recul devant ce qu’il y a de plus redoutable est-il bien compréhensible et bien humain (c’est cela même qui fait l’humanité de l’homme[45]), mais il arrive que ce mouvement vital et quasi instinctif se fasse opération consciente et réfléchie, qui alors ne recule pas mais se « détourne du négatif », qui se détourne de la pensée de la mort et la détourne sous l’apparence même de la penser. Il faut moins combattre ceux qui « reculent » effarouchés devant la pensée de la mort que ceux qui, prétendant la penser, disent que la mort « ce n’est rien » », ou, pis encore, que la mort « c’est faux », qu’on ne meurt pas vraiment ou pas totalement. Ce qui revient, dans les deux cas, à nier ― à ne pas penser ― la mort comme négativité en la posant de façon erronée et absurde ou bien comme néant qui est (comme le fait le « matérialisme » : la mort ne nous touche en rien, parce que l’âme est mortelle) ou bien comme néant qui n’est pas (comme le font les diverses espèces de « spiritualisme » : la mort n’est pas totale, parce que l’âme est immortelle). On doit renvoyer dos à dos les affirmations unilatérales et figées de l’immortalité ou de la mortalité de l’âme qui reviennent toutes deux à se « débarrasser de la mort » en niant sa négativité, c’est-à-dire la « puissance prodigieuse » du négatif, et qui sont, à ce seul titre, des pensées de l’absence de pensée, où l’esprit a reculé devant lui-même. Il y a ainsi des manières de penser à la mort plus condamnables, et plus fausses, que l’absence de pensée qui, dans son mouvement de recul, dans son horreur même, témoigne encore avec franchise de la puissance de la mort.

 

Si l’on convient de la nécessité de penser à al mort qui « ferme les yeux pour ouvrir l’esprit », on voit qu’il est différentes manières d’y penser qui ne se valent pas, puisqu’il en est qui l’outragent et outragent par là-même la pensée, de sorte qu’il est parfois plus sage de n’y point penser du tout. Surtout quand le fait de penser à la mort apparaît moins comme cette épreuve grandiose où l’esprit se révèle à lui-même dans sa plus grande force, mais bien plutôt, selon une estimation beaucoup plus courante, comme une faiblesse, une lâcheté, un manque d’assurance ou une obscure fuite du monde, tout ce à quoi, en tous cas, un homme fort et sûr de lui ne saurait s’arrêter un instant, bien convaincu, comme un célèbre auteur de romans noirs, que « la mort c’est pour les poires »[46]. Ne serait-ce pas que, dans toute pensée de la mort aussi bien que dans la tranquille indifférence à l’égard de cette pensée, se fassent jour deux manières opposées mais symétriques de mécomprendre la mort ? Penser à al mort ou n’y point penser reviendrait à une même esquive de ce qui constitue le caractère propre de la mort, à savoir, comme Heidegger en a dégagé le concept, la possibilité extrême de l’existence.

L’analyse à laquelle se livre Heidegger dans être et temps en vue d’obtenir « un concept existential plein de la mort »[47] vise en effet d’abord à se détacher d l’idée répandue selon laquelle la mort serait un simple événement du monde ou bien le dernier moment de la vie, pour la faire apparaître dans son concept, ni comme moment ni comme événement, mais comme un mode d’être de l’être humain dont celui-ci a la charge dès qu’il est ; et tel est le sens de l’astriction à l’être du dasein, de l’astreinte à être de l’être pour qui il y va, dans son être, de son être, et par là même de l’être dans son être.

La « quotidienneté préoccupée », montre Heidegger, est et n’est peut-être rien d’autre qu’une constante fuite devant la mort. Il ne s’agit en rien de produire, en demi-habile ou en dévot, une critique moralisante de cette esquive, mais au contraire, en phénoménologue, de s’appuyer, de s’appuyer sur elle pour atteindre un concept existential de la mort : le fait même que, d’abord et le plus souvent, on ne pense pas à la mort permet d’ouvrir la pensée au phénomène de la mort. Cette esquive de la mort, qui régit obscurément notre comportement quotidien, se manifeste cependant moins dans le divertissement que décrivait Pascal ou dans la hâte et l’agitation dont se réjouissait Nietzsche, que dans un « bavardage »[48] qui s’exprime dans la redite équivoque de l’inéluctabilité de la mort (« de toute façon, il faut bien mourir un jour », etc.). « On » ne pense jamais moins à la mort que dans l’affirmation, somme toute rassurante et apaisante, de cette certitude de mourir « un jour, mais en tout cas pas tout de suite », parce que, pour le moment, on vit et que c’est bien cela qui compte.

Cette esquive, équivoque en ce qu’elle méconnaît le sens de la mort dans le temps même où elle en reconnaît la réalité et la nécessité, atteste de ce qui est esquivé et témoigne du fait que le « On » de la quotidienneté préoccupée est également déterminé comme être pour la mort, même et surtout quand il récuse et dénonce toute espèce de « pensée de la mort ». Mais les pensées de la mort commettent la même méprise et le même recouvrement, et d’autant plus qu’elles sont plus élaborées, que ce soit dans les méditations de la philosophie classique qui comprennent la mort comme une nécessité, un événement extérieur auquel on peut s’attendre et contre lequel on peut éventuellement se préparer, ou que ce soit dans les exigences des sciences contemporaines (biologie, anthropologie, etc.) qui la comprennent comme une réalité, un simple fait sans nécessité que l’on étudie à la façon de n’importe quel objet extérieur comme la mort de « l’autre en général », depuis la mort de la cellule jusqu’aux cultes des morts des civilisations les plus anciennes ou les plus lointaines ― la mort de tous les autres, donc, sauf de moi. Ce recouvrement et cette mécompréhension n’apparaissent nulle part de façon plus éclatante que dans les tentatives de « penser » la mort adéquatement, avec toute l’exigence critique requise dans les sciences, dont voici le propos « équivoque » : Tous les hommes, autant qu’on sache, meurent, la mort est pour tout homme au plus haut degré vraisemblable, mais elle n’est pourtant pas inconditionnellement certaine, si bien qu’en toute rigueur il n’est permis d’attribuer à la mort qu’une certitude empirique,  qui reste endeçà la certitude apodictique obtenue dans les autres domaines de la connaissance théorique par la démonstration de l’impossibilité du contraire (la mort, dira en effet Claude Bernard, est une simple « vérité de fait »[49], qui ne deviendra jamais une vérité de raison nécessaire puisqu’il est impossible de démontrer en rigueur l’impossibilité de l’immortalité). Et la biologie contemporaine se fera moins équivoque quand, repoussant la doctrine évolutionniste selon laquelle la mort serait « utile » à la vie, elle tente de montrer que la mort ne sert à rien, qu’elle est inutile et même biologiquement arbitraire et qu’elle pourrait être indéfiniment repoussée si l’on savait supprimer le vieillissement qui la favorise[50]. La mort est superflue, par conséquent, supprimons-là.

Ce qui se trouve ainsi méconnu et de plus en plus recouvert, c’est le rapport à la mort comme possibilité et comme la possibilité la plus propre de mon existence. La quotidienneté, à travers le rassurement de ses fausses sécurités et de ses fausses certitudes, est une reconnaissance évasive de l’être pour la mort et de la certitude fondamentale d’avoir à mourir : c’est que la mort est toujours déjà présente au cœur du Dasein comme son être même (« la mort est, en tant que fin du Dasein, dans l’être de cet étant pour sa fin »[51]).  Car devant quoi y a-t-il fuite ? La fuite devant la mort n’est pas autre chose que la fuite devant le Dasein propre, la fuite du Dasein devant lui-même, devant l’être qu’il a à être, qui a à se singulariser, à « s’authentifier » dans une existence.

Mais alors, si la mort est l’être du dasein ou le cœur de son être en tant qu’être pour al mort, pourquoi faut-il encore qu’il aille « au-devant » de al mort et qu’il la « devance » ? Il ne s’agit pas de seulement « penser à al mort » ni de l’attendre, c’est-à-dire d’en anticiper d’une manière ou d’une autre la « présence » afin de pouvoir, imagine-t-on, disposer d’elle, mais d’en éprouver la proximité ; il s’agit de s’approcher de sa proximité, pénétrer et se pénétrer de sa pure possibilité, possibilité, comme le souligne à chaque fois Heidegger, extrême, absolue, indépassable, en se comprenant en elle comme la possibilité de l’impossibilité pure et simple de l’existence.

« Nous autres mortels qui ne sommes que si nous habitons près de la mort, laquelle, parce qu’elle est la possibilité suprême de l’existence, peut projeter la clarté la plus haute sur l’Être et sa vérité »[52] déclare d’un côté Heidegger en ajoutant de l’autre : « dans la mort se rassemble le voilement suprême de l’Être »[53]. Les mortels sont donc appelés tels parce que, pour eux seuls parmi tous les étants, le voilement se joint à l’éclaircie : la mort indique l’impossibilité que tout soit dévoilé, elle est l’unité d’un « présenter » et d’un « absenter », d’un don et d’un retrait de l’Être. Elle ouvre l’accès à la compréhension de la pensée de l’Être au sein du règne de la Technique, qui règne peut-être autant par l’oubli de la mort que par l’oubli de sa propre essence.

Rien peut-être n’illustre mieux cette corrélation, sur le plan du mythe, comme l’a souligné Gadamer[54] en disciple de Heidegger, que la grande tragédie d’Eschyle, Prométhée enchaîné. Dans ce mythe d’origine, l’ami de l’homme, Prométhée, le philanthrope, le bienfaiteur de l’humanité, insiste sur le fait que si les hommes doivent lui être redevables, ce doit être moins pour le don du feu et des techniques que pour leur avoir retiré la connaissance de l’heure de leur mort : « Le Coryphée. ― Mais peut-être as-tu poussé la bonté plus loin encore ? Prométhée. ― Oui, j’ai mis fin aux terreurs que la vue de la mort cause aux mortels »[55]. Les hommes sont moins obligés par ce qui leur a été donné que par ce qui leur a été retiré. Tel est le véritable don : le don de l’ignorance, le don d’une privation, ce don sans lequel les hommes qui « vivaient enfouis comme les fourmis agiles au fond d’antres sans soleil » auraient vécu misérables et inactifs au fond de cavernes sans jamais réaliser les travaux et les œuvres qui les distinguent des autres vivants. Et, ainsi, de leur avoir donné l’espérance ou la capacité de se projeter dans un avenir. Car on a un avenir tant que l’on ne sait pas que l’on n’a pas d’avenir. Sans l’oubli de la mort, pas d’humanité, pas d’œuvres humaines ; c’est à partir de cette ignorance fondamentale que prend sens le don de la sophia et de la technê, de l’habileté dans les techniques par lesquelles transformer un monde hostile et dangereux en monde habitable, et, aujourd’hui, calculable et prévisible.

Il paraît exister une corrélation nécessaire entre la technique, de plus en plus agressive, et un oubli de la mort de plus en plus épais. En tant que par la mort le néant devient pensable, que la relation avec la mort est proprement une expérience du néant dans le temps, de ce qui est autre que l’étant, seule la mort reste et demeure aujourd’hui, comme le dit Heidegger, « l’arche du rien » et peut, en tant que telle, en tant qu’elle n’est jamais un étant, constituer « l’abri de l’Être »[56]. L’oubli de toute pensée de la mort serait la perte de tout accès à la pensée de l’Être, à l’Être qui est en question sans notre être en tant qu’être pour la mort. Que l’homme, par oubli de la mort, se refuse à devenir le mortel qu’il est, lui laisse pour seul horizon de porter l’animal rationale de la métaphysique, « à l’époque où la puissance est seule à être puissante », au rang d’animal calculateur et organisateur de toutes choses, de « bête de labeur » commise à la dévastation de la terre et de lui-même[57]… La victoire sur la mort, ou, comme on le dit aujourd’hui, « la déprogrammation de la mort », n’apparaissent-elles pas de plus en plus clairement comme le but ultime et l’horizon dernier de la technique ?

Ce fut, on le sait, un projet cartésien, et peut-être la pointe de tout le projet cartésien de maîtrise et de domination de la nature. Mais ce projet, comme Descartes le livrera « en confidence » à l’un de ses correspondants, il est certainement plus sage de l’abandonner, en raison même de la finitude corporelle du sujet : « la notion telle quelle de la physique, que j’ai tâché d’acquérir, m’a grandement servi pour établir des fondements certains en morale ; et que je me suis plus aisément satisfait en ce point qu’en plusieurs autres touchant la médecine, auxquels j’ai néanmoins employé beaucoup plus de temps. De façon qu’au lieu de trouver les moyens de conserver la vie, j’en ai trouvé un autre, bien plus aisé et plus sûr, qui est de ne pas craindre la mort, sans toutefois pour cela être chagrin, comme sont ceux ordinairement ceux dont la sagesse est toute tirée des enseignements d’autrui, et appuyée sur des fondements qui ne dépendent que de la prudence et de l’autorité des hommes. »[58] Descartes renonce ainsi non seulement au projet trop long pour une vie de vaincre la mort par le moyen des sciences et des techniques mais surtout au désir, que Spinoza montrera sans sagesse, de conserver sa vie en se préservant de la mort au lieu de désirer vivre en persévérant dans son être. Il est seulement dommage que Descartes n’en dise pas davantage sur les moyens par lui employés pour penser à la mort sans plus la craindre, comme s’il fallait laisser à chacun le soin de les découvrir par ses propres lumières. On sait cependant qu’il faut s’appuyer sur une physique, seule apte à donner des fondements certains à une morale, plutôt que sur les enseignements d’autrui, fussent-ils révélés, ou sur l’autorité des hommes, fussent-ils les plus sages. C’est qu’une physique permet à al morale de reposer non sur l’évidence toujours discutable d’une autorité ou d’une révélation mais, fermement, sur la seule autorité d’une évidence indubitable, car universelle.

 

 

L’examen jusqu’ici mené nous a appris que les malheurs des hommes, proviennent soit du fait que ceux-ci pensent (trop) à la mort et qu’ils y perdent la vie, soit qu’ils n’y pensent pas (assez) et qu’ils y perdent la pensée. Et, certainement, les deux explications sont vraies. Mais il faut, pour mieux l’entendre, introduire le terme jusqu’à présent manquant : la vérité. Les deux explications sont en effet vraies ensemble dans la mesure où il existe deux pensées de la mort, qu’il reste maintenant à discerner, une pensée fausse et une pensée vraie. On nous dit, avec autant de sagesse, qu’il faut penser ou qu’il ne faut pas penser à al mort mais sans jamais nous dire ce que, en vérité, il faut penser en vérité de la mort. N’y a-t-il pas d’idée vraie de la mort ? Dans toutes les pensées de la mort ici examinées, l’idée de la mort restait foncièrement indéterminée : pour Pascal, nécessairement inadéquate, pour Nietzsche, une interprétation partiale ; pour Platon, une opinion probable, pour Hegel, une irréalité et pour Heidegger, mise entre parenthèses. Pourtant, une idée vraie de la mort est accessible et aisée à concevoir. Peut en effet être dite vraie une idée universelle, évidente pour tous et sur laquelle on voit tous les hommes s’accorder : la mort est privation de sensation. Il n’est personne qui n’ait l’opinion que la mort n’est pas la privation de sensation, puisqu’on en a toujours fait et on en fait encore le critère même de la mort (y compris dans la critère contemporain de la « mort cérébrale » : sans activité cérébrale, pas de conscience, sans conscience, nulle sensation, donc pas de vie). En revanche, rares sont ceux qui ont l’opinion qu’elle n’est que cela. Ceux-ci sont les Epicuriens. On aura reconnu dans cette idée vraie de la mort la « prénotion » qui permet, dès qu’elle est, comme le précise Epicure, dans sa Lettre à Ménécée, « connue correctement » et « authentiquement comprise », de chasser des esprits toutes les opinions vides et toutes les pensées fausses de la mort. « Accoutume-toi à la pensée que la mort est sans rapport avec nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation. Or la mort est privation de sensation ».

« Il faut, nous enseigne la maxime méthodologique la plus capitale, faire réflexion sur la fin qui est donnée là, et sur toute l’évidence à laquelle nous ramenons les opinions : sinon tout sera plein de confusion et de trouble. »[59] Tant que l’esprit sera dans la confusion vis-à-vis de la mort, al vie restera pleine d’inquiétudes et d’angoisses. Il importe de rapporter toutes les opinions sur la mort à l’évidence du critère de la privation de sensation afin de retrancher de l’esprit toutes les opinions vides qui détournent la vie de sa fin la plus évidente, le pur plaisir d’exister, en nous persuadant que la mort est un mal qu’il faut craindre et même, parce qu’elle nous privera des biens de la vie, el plus grand mal, qu’il faut donc fuir à tout prix et par tous les moyens. C’est la raison pour laquelle la crainte de la mort, comme le montre Lucrèce dans le préambule du chant III du De rerum natura (chant tout entier consacré à dissiper la crainte de la mort en démontrant, en exactement mille vers, la mortalité réelle de l’âme aussi soigneusement que Platon voulait en démontrer l’immortalité possible), est la cause presque unique de toutes « les plaies de la vie », de tous ces maux que les hommes, se les faisant entre eux, se font à eux-mêmes. A qui prétend que la mort est le plus grand mal, il faut montrer que ce qui est véritablement le plus grand, c’est la crainte de la mort, c’est-à-dire l’opinion que la mort est un mal, en ce qu’elle engendre les plus grands maux : elle « trouble la vie jusqu’en ses profondeurs », ne laissant jamais aucun plaisir limpide et pur, corrompant ainsi toutes les vertus, cassant les pactes, brisant les familles, rompant les amitiés, jusqu’à ce que, la vie devenue invivable, on désire et on se donne la mort que l’on redoutait tant. Il n’existe que deux façons de supprimer totalement la crainte de la mort : la science épicurienne ou le suicide nihiliste.

Apeurés par la mort, les hommes se tournent vers la religion pour chercher consolation en une croyance en l’immortalité. La crainte de la mort est l’unique source de la religion si bien que supprimer la crainte de la mort, c’est ipso facto supprimer la valeur de la religion. Pourquoi al religion est-elle si mauvaise ? elle est subversion aussi bien de la fin des conduites (rechercher la vertu au lieu du plaisir) que de la référence des jugements (se rapporter à l’invisible plutôt qu’à l’évidence), semant ainsi trouble et confusion. Tantum religio potuit suadere malorum ! s’exclame l’un des plus célèbres vers de Lucrèce : tant la religion suscita de malheurs ! Combien de morts violentes par crainte de la mort naturelle !

Mieux, donc, nous comprendrons ce que la mort est en soi (privation de sensation), moins nous croirons qu’elle est quelque chose en rapport avec nous. Il est sage de penser à la mort si, et seulement si, l’on a donné un contenu déterminé à cette pensée et, peut-être plus important encore, si l’on s’est effectivement accoutumé à cette pensée : « Accoutume-toi, souligne Epicure, à la pensée que la mort est sans rapport avec nous. » A propos de la pensée de la mort, il est usé du même terme que celui qui désigne ailleurs l’exigence pour le corps, s’il veut être de constitution saine et forte, de s’accoutumer aux régimes « simple et sans magnificence »[60]. La « santé de l’âme », que, selon Epicure, la philosophie doit procurer, sera à son tour obtenue par une pensée « simple et sans magnificence », grâce à un exercice ou une méditation que l’on pourrait appeler une ascèse ou une diète de la pensée, qui consiste à retrancher toutes les suppositions et tous les discours, même les plus beaux, ajoutés à la notion vraie de la mort quand ils sont incompatibles avec elle.

La sagesse ne demande pas que l’on pense à autre chose que la mort, serait-ce chose grande et sublime (la « vraie vie »), ni que l’on pense autrement à la mort, serait-ce de façon grande et sublime (la « pensée de la pensée »), amis que l’on pense, de façon « simple et sans magnificence », simplement ce qu’elle est. Il ne convient pas à la sagesse, si elle en est véritablement une, de penser autre chose ni de penser autrement que tous les hommes, mais, comme tout le monde, de penser à al mort pour ce qu’elle est : rien qui nous concerne. Il n’est donc pas sage de penser à la mort si nous pensons qu’elle nous concerne, et il est sage de penser à la mort si nous pensons qu’elle ne nous concerne pas.

 

 

Peut-être ne convient-il plus à notre époque de se poser encore la question de savoir s’il est sage ou non de penser à la mort pour se poser une question préalable, plus simple et plus difficile à la fois : s’il faut y croire. « Le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde. Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent, l’amour, la mort, comme s’ils ne nous concernaient qu’à moitié. »[61] Pour en rester à la mort, il apparaît que le problème se réside en effet dans cette sorte d’incroyance, éloignée de toute espèce de sagesse, qui ne croit ni tout à fait que la mort nous concerne ni tout à fait qu’elle ne nous concerne pas. Peut-être croira-t-on de nouveau à la mort, et par là à l’existence et au monde, en comprenant « authentiquement » qu’elle nous concerne absolument en cela même qu’elle ne nous concerne en rien. « La mort n’est pas faite pour qu’on y pense » écrivait Jankélévitch dans son livre La Mort, c’est sans doute pourquoi il faut s’« accoutumer » à une pensée de la mort, pourvu qu’elle soit, d’une part, assez déterminée pour que l’on puisse s’y accoutumer et, d’autre part, suffisamment évidente, pour que l’on puisse y croire.

Il est certainement de première importance que nous puissions y croire, que nous puissions y penser comme ce qui nous concerne en cela qu’elle ne nous concerne en rien, dans la mesure où la mort est ce qui donne à l’homme non seulement l’occasion mais l’exigence de se déterminer, et, comme le veulent Platon ou Heidegger, de se singulariser totalement en une vie ; mais encore, comme le veulent Spinoza ou Nietzsche, qui donne l’indication négative la vie à laquelle se déterminer : la vie dans la joie. La pensée épicurienne ne dit rein d’autre : la mort oblige à se déterminer pour une vie et indique encore à quelle vie se déterminer. « Nous sommes nés une fois, il n’est pas possible de naître deux fois, et il faut ne plus être pour l’éternité ; mais toi, qui n’es pas de demain, tu diffères la joie : c’est la vie qui par le retard périt, et chacun de nous meurt affairé »[62]. C’est que dans la vie deux morts sont à distinguer, et à opposer : si n’être plus pour l’éternité, être mort, est le fait de la nécessité, nous pouvons aussi mourir sans nécessité. Nous mourons sans nécessité quand la vie « périt par le retard », quand nous différons la joie. Il s’agit moins, selon une facile sagesse, de « saisir le jour », l’occasion ou le moment qui ne se représentera plus, que de saisir la vie dans sa totalité, sa vie, car c’est elle qui peut périr avant même de n’être plus à jamais. Si al mort est la conséquence du retard de la joie en raison des affairements qui nous délivrent peut-être d’une pensée de la mort qui ne nous accable que pour avoir oublié la vie, la vie se résout, s’accomplit et s’achève avant la mort dans la joie qu’on y éprouve. La sagesse consiste peut-être alors seulement à savoir que « ne pas vivre » ne revient pas à « être mort » ni « vivre » à n’ »être pas mort » : ce n’est pas mourir, mais différer l’accomplissement de la vie qu’est la joie, qui est la négation de la vie qui ne nous est donnée qu’une fois.

Ce qui est sage, c’est de penser une fois à la mort afin de comprendre que n’être plus rien n’est rien auprès de ne pas vivre, de vivre sans pensée et sans joie : sans la pensée qui fait de la vie une vie et sans la joie qui fait de cette vie une vie qui ‘na plus rien à craindre ni à penser de la mort.

 

 

 

 

 



[1] Essais, II, 6

[2] La Rochefoucauld, Maximes, § 23

[3] Pascal, Pensées, § 978 (cotation Lafuma)

[4] Pensées, §134

[5] § 93

[6] § 733

[7] § 577

[8] §136

[9] §138

[10] §622

[11] §414

[12] §165

[13] § 92

[14] Pascal, Lettre du 17 octobre 1651

[15] Spinoza, Ethique, IV, 67

[16] Spinoza, Ethique, V, 38, démonstration

[17] Epictète, Entretiens, II, VI, 13 ; Manuel, V ; Entretiens, III, XXVI, 38-39 ; Manuel, XXI

[18] Spinoza, Ethique, IV, 67, démonstration

[19] Spinoza, Ethique, IV, 69, démonstration

[20] Spinoza, Ethique, V, 39, scolie

[21] Spinoza, Ethique, IV, 63, scolie II

[22] Spinoza, Ethique, III, 39 scolie

[23] Spinoza, Ethique, IV, 8 démonstration

[24] Spinoza, Ethique, IV, 68, scolie

[25] Spinoza, Lettre XIX, à Blyenbergh

[26] Ethique, III, 4 ; III, 6 démonstration et III, 10 démonstration

[27] Ethique, IV, 11

[28] Ethique, V, 6

[29] Ethique, V, 38 proposition et scolie

[30] Nietzsche, Le gai savoir, §278

[31] Kierkegaard, Papirer VI B 120, 12 (ou « Sur une tombe » in OC, t. VIII, Ed. de l’Orante, p. 75s.)

[32] Fragment posthume de l’époque du Gai Savoir (Œuvres philosophiques complètes, t. V, 11[70], p. 339)

[33] Bichat X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort, I, 1

[34] Platon, Apologie de Socrate, 29ab

[35] Platon, Phédon, 64c

[36] Platon, Phédon, 105be

[37] Platon, Phédon, 64a

[38] Platon, Phédon 64c pour la mort, 67c pour la pensée. Comparer aussi Gorgias, 521e et 524b.

[39] Phédon, 66c

[40] Phédon, 115cd

[41] Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 11, 1101a11s

[42] Aristote, Ethique à Nicomaque, III, 9, 1115a26s

[43] Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit, préface, II, 3

[44] Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit, B A III b

[45] La Phénoménologie de l’esprit, Introduction

[46] Dashiell Hammett, La mort c’est pour les poires. Correspondance 1921-1960, Allia.

[47] Heidegger, Être et temps, §52

[48] Être et temps, §51, et sur les concepts de « bavardage » et d’ »équivoque », §35 et 37.

[49] Claude Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, Vrin, p. 41

[50] Debru, Philosophie de l’inconnu : le vivant et la recherche, IV « Les raisons du réel : la mort cellulaire », PUF, 1998

[51] Être et temps, §52

[52] Heidegger, Le principe de raison, « Tel »

[53] Heidegger, Acheminement vers la parole, « Tel »

[54] Gadamer, Philosophie de la santé, ch. 4, « L’expérience de la mort »

[55] Eschyle, Prométhée enchaîné, vv. 247s.

[56] Heidegger, Essais et conférences, « La Chose », « Tel »

[57] Essais et conférences, « Dépassement de la métaphysique », III

[58] Descartes, Lettre à Chanut du 15 juin 1646

[59] Epicure, Maximes capitales, XXII

[60] Epicure, Lettre à Ménécée, § 131

[61] Deleuze, L’Image-temps, Ed. de Minuit, p. 223

[62] Epicure, Sentence vaticane 14

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