Faut-il opposer produit technique et oeuvre d’art ?0

Posted on février 17th, 2014 in En terminale

 

Faut-il opposer produit technique et œuvre d’art ?

(correction du bac blanc)

 

            En 1917, Duchamp prit un urinoir, le retourna et le signa. L’artiste déclara avoir réalisé une œuvre d’art, qu’il baptisa Fontaine, et on cria au scandale. Comment un simple objet manufacturé produit à la chaîne pouvait-il prétendre au statut d’œuvre d’art ?

            Etymologiquement, le terme « technique » vient du grec tekhnê qui signifiait habileté, savoir-faire, et pourtant le langage courant parle de « l’art » du charpentier ou de l’art du médecin. Le mot « art » est issu du latin ars, artis, qui signifiait talent, art ou science, formé sur la même base ar- que le latin artus « articulation, membre », armus « épaule, bras » et le grec arthron, partageant entre eux la notion de juste adaptation et évoquant l’accord, la mesure dans « harmonie », l’exactitude dans « arithmétique », l’organisation dans « rite ». Les mots « artiste » et « artisan » partagent donc une source commune.

Le terme « artiste » apparaît en français à la fin du quatorzième siècle, à partir de l’italien artista, et « artisan » au seizième, de l’italien artigiano, mais les deux mots partagent cette idée de savoir-faire. La société de la Renaissance opère la distinction entre ces deux classes. Alors que l’artisan est un anonyme qui disparaît derrière son œuvre, l’artiste va signer son œuvre et ainsi affirmer sa présence. Ainsi, peut-on voir dans Les époux Arnolfi de Van Eyk ou encore dans les Ménines de Vélasquez, l’artiste qui s’est représenté dans le tableau, comme pour rappeler sa présence au spectateur.

Certes, l’artiste et l’artisan se rejoignent sur le travail. Tous deux doivent apprendre leur art auprès d’un maître pendant des années et les ateliers d’artistes ressemblent fort à ceux des artisans. Mais, outre la question du nom et de la signature, on remarque rapidement que la rémunération diffère selon qu’il s’agit de produire un simple objet technique ou une œuvre d’art. Car l’objet est reproductible. Il semblerait que n’importe quel artisan puisse le produire alors que l’œuvre d’art serait exceptionnelle. On la récompense davantage. L’artiste qui produit une œuvre originale est encensé. En revanche, le faussaire, doué des mêmes capacités techniques, sera méprisé.

On en vient donc à se poser la question : faut-il opposer produit technique et œuvre d’art ?

 

 

Pour le sens commun, il semblerait que l’œuvre d’art s’oppose au produit technique. Par exemple, personne ne mettrait sur un même pied la Joconde de Léonard de Vinci et une bouteille en plastique, produite en millions d’exemplaires. Mais comment distinguer les deux ?

            On pourrait d’abord envisager que ce soit l’unicité qui fasse de l’œuvre d’art une œuvre à part. Mais ce critère, valable pour l’art classique, trouve sa limite à l’ère de sa reproductibilité technique. Depuis le vingtième siècle, le cinéma produit des œuvres à la chaîne. Les photocopieuses et, aujourd’hui, les copies numériques disponibles sur Internet font exister les œuvres en milliers d’exemplaires. Malgré tout, on continue d’opérer une distinction entre le film, considéré comme une œuvre d’art (par exemple 71 fragments d’une chronologie du hasard de Michaël Haneke, 1994) et le film, produit technique (Hitman de Xavier Gens, 2007, adaptation commerciale de jeu vidéo éponyme). Que possède l’œuvre d’art que n’a pas l’objet commercial ? Le langage populaire dira que l’œuvre d’art possède un « supplément d’âme » mais que faut-il comprendre ?

            En 1790, dans sa Critique de la faculté de juger, Kant proposait une classification des arts selon différents critères. Il convient d’abord de séparer les arts mécaniques (l’artisanat), qui visent la production d’objets utiles, des arts esthétiques, qui ne cherchent que le plaisir. Il faudrait à nouveau subdiviser ces derniers en deux catégories : les arts d’agrément visent à produire un plaisir physique (décoration par exemple) quand les Beaux-Arts (peinture, sculpture, théâtre, danse, poésie et architecture) cherchent à produire un plaisir intellectuel. Ce découpage permet d’opposer l’œuvre d’art au produit technique d’après le critère de la gratuité.

            En 1958, la philosophe Hannah Arendt écrit, dans La Condition de l’homme moderne, que l’œuvre d’art se distingue radicalement des objets du quotidien puisqu’elle se détache des besoins et des exigences du quotidien. Par exemple, je n’ai pas besoin de La Joconde pour survivre (à la différence d’un manteau, d’un couteau ou d’un robinet). L’œuvre d’art se distingue des objets techniques, de la sphère des marchandises, puisqu’elle est inutile. Elle échappe à l’égalisation au moyen d’un dénominateur commun que serait l’argent.

            Et pourtant cette prétendue gratuité de l’œuvre d’art, qui vaut en théorie, ne s’applique pas en pratique. Les œuvres d’art, même si elles se réclament de la sphère de la culture, sont des marchandises comme les autres, évaluées et vendues. L’écrivain Michel Houellebecq expliquait ainsi que la première motivation d’un artiste est le salaire : Balzac a écrit une pléthore de livres afin de payer ses dettes. Mais alors, si l’œuvre d’art n’est qu’un objet technique monnayable, pourquoi les distinguer ? Comment expliquer que Klein vende sa série de monochromes (depuis 1954, dépôt officiel en 1960 pour IKB) des fortunes quand un peintre en bâtiment est payé au salaire minimum pour réaliser, d’un point de vue technique, un travail similaire ?

 

Ne faudrait-il pas considérer au contraire que les distinctions entre œuvres d’art et objets techniques ne sont que nominatives et sujettes à spéculations ? Les deux ont une étymologie commune et on pourrait se demander si la Renaissance n’a pas opéré une fausse distinction entre ses artistes et ses artisans.

            L’artiste prétend créer grâce à l’inspiration. Dans l’antiquité, on attribuait un rôle aux Muses dans le mystère de la création artistique. Par la suite, on a vu que Dieu reprenait ce rôle pour le peintre Frère Angelico. Puis, au dix-neuvième siècle, les artistes ont prétendu être inspiré par des forces surnaturelles ou être en contact avec la nature. Nietzsche a détruit ce mythe de l’inspiration dans le quatrième chapitre « de l’âme des artistes et des philosophes » d’Humain, trop humain. Selon lui, les artistes auraient intérêt à entretenir cette croyance d’une inspiration qui s’abattrait, de manière aléatoire, sur quelques élus « comme un rayon de la grâce ». Ce serait une manière d’accorder un statut privilégié aux artistes (comme Wagner dont Nietzsche dira qu’il cherchait plus des disciples que des égaux). En réalité, et comme le prouvent les carnets de Beethoven, un artiste ne crée pas que des œuvres géniales. L’artiste crée du bon, du mauvais et du médiocre. Il sélectionne ensuite. Le grand public est abusé car il ne voit que la sélection finale mais dévoiler les mécanismes de la création artistiques lui permettrait de prendre conscience que le grand artiste est avant tout un grand travailleur, infatigable. Les brouillons des écrivains ou la sélection des rushes pour le montage d’un film cinéma tend à accréditer l’interprétation de Nietzsche qui démythifie cette prétendue inspiration pour ramener le travail de l’artiste à un travail technique.

            Pourquoi nécessairement technique ?

Hegel dans son Introduction à l’esthétique défend l’idée que l’artiste doit combiner un naturel et un exercice plus ou moins long. En effet, un artiste doit se confronter à la matière, résistante, donc il doit posséder une certaine technique. Or, la technique n’est pas innée, elle doit être acquise par un apprentissage donc l’artiste a besoin d’un apprentissage en plus de son don.

Prenons l’exemple du sculpteur pour illustrer cet argument. Le sculpteur travaille sur de la matière. Il a besoin de savoir manier ses burins et ses brosses. Il a besoin de savoir comment travailler la pierre (où frapper ? comment frapper ?). Par conséquent, le sculpteur, même s’il possède un don inné a besoin d’un apprentissage et d’exercices. 

L’artiste et l’artisan se rejoignent sur certains points communs : ils ont besoin de travail et d’expérience pour acquérir la technique. Alain, dans Système des Beaux-arts, défend la thèse que l’artiste est d’abord artisan. On peut les distinguer, mais seulement après avoir compris leur aspect commun. Tout artiste travaille sur de la matière, or celle-ci, on vient de le voir, résiste. L’artiste ne peut se laisser aller à la rêverie puisqu’il doit être attentif à son objet. On invente en travaillant.

 

On arrive donc à la conclusion que l’artiste serait une sous-catégorie d’artisan, les deux communautés devant maîtriser une technique commune, et, par conséquent, que l’œuvre d’art serait un sous-genre des objets techniques. Pourtant les évolutions de l’art et de l’artisanat remettent en question cette conception au vingtième siècle. Le ready made consiste à utiliser des objets manufacturés, déjà formés, comme on l’a vu avec La Fontaine de Duchamp, réduisant à néant la part de travail de l’artiste. Jeff Koons délègue la réalisation de ses créations à ses assistants. Quand il réalise son Aquarium, dans les années 80, on pourrait dire qu’il s’est contenté de placer un ballon dans une piscine.

            Nulle technique n’est requise, donc nul travail. Pourtant l’artiste doit encore exercer son jugement et c’est ce jugement particulier qui lui permettra de décider ce qui est une œuvre d’art. L’argument du travail disparait avec l’art contemporain mais pas l’expérience ou le jugement. Néanmoins, l’idée de l’art brut, selon laquelle les non-professionnels, exempts de culture artistique, peuvent produire de l’art, ouvrirait le champ de l’art à des êtres dénués d’expérience, diluant par là le sens de la notion.

Ne faudrait-il pas repenser l’objet technique comme œuvre d’art ? Hume défendait dans le troisième livre de son Traité de la nature humaine, que la beauté d’un objet dépend de son adaptation à l’usage de l’homme. Ainsi on parle d’un beau cheval, d’un beau champ ou d’un beau tonneau. Il ne s’agit pas d’une beauté au sens de plaisir esthétique mais au sens « qui donnera du plaisir ». Et le vingtième siècle a ainsi développé le design, c’est-à-dire une esthétique appliquée à la recherche de formes nouvelles et adaptées à leur fonction, bref l’idée qu’il fallait produire de beaux objets fonctionnels.

            L’intervention des designers comme Franz Sprecher, entre 1981 et 1983, sur le projet de la Swatch, a grandement contribué au succès commercial de la montre, d’après son inventeur Elmar Mock, dans La fabrique de l’innovation. Jonathan Ive, chef de l’équipe de design pour Apple, a travaillé sur les principaux produits de l’entreprise, qui fait du design sa marque de fabrique. La place, et surtout le salaire, des designers remet en question l’ancienne hiérarchie entre artiste et artisan puisque la Renaissance a fait de l’artiste un artisan supérieur aux autres. Aujourd’hui, le produit technique esthétique peut prendre le pas sur l’œuvre d’art.

 

            En conclusion, alors que l’Antiquité n’opérait pas de distinction nette entre l’œuvre d’art et l’objet technique, la Renaissance a tenté d’opérer une coupure en distinguant l’objet utile du seul plaisir esthétique. Mais cette opposition fut gommée par le vingtième siècle en redéfinissant les limites de l’art et l’époque contemporaine n’oppose plus les deux catégories d’où l’idée communément répandue que l’art contemporain serait (malgré sa démarche d’interrogation de l’art) une supercherie qui ne mérite ni son nom ni sa valeur.

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