Cogito ergo sims0

Posted on décembre 28th, 2013 in PHILOSOPHIE

Premier article d’une série qui devrait déboucher sur une expo cette année. La philosophie traite de tous les sujets possibles. Grâce au philosophe français Mathieu Triclot, nous pouvons également inclure les jeux vidéo dans le champ des investigations.

Sur la question « qui suis-je? », les jeux vidéo, tels que les Sims, ont-ils un impact ? La notion d’identité est-elle redéfinie ?

« L’ensemble du jeu repose ainsi sur un système de paramètres sans lequel le jeu ne saurait se produire : des barres qui expriment l’état de satisfaction de nos personnages par rapport à leurs besoins fondamentaux (nourriture, sommeil, confort, mais aussi relations sociales, divertissement…). L’individu existe dans les Sims sous la forme pure d’un ensemble d’indicateurs. Comme chacun des objets du monde possède en retour lui aussi ses propres paramètres, le jeu ne consiste pas en autre chose que la recherche à tâtons d’un optimum : le plus de satisfaction possible pour mon Sims à travers les objets les plus adaptés. Sans cette gelée calculatoire qui s’étend sur chacun des objets et chacun des sujets de ce monde-là, le jeu n’existe pas. Bien entendu, il est toujours possible de se laisser séduire par les reflets de surface ou de tricher pour se concentrer sur la fabrique de la maison de poupée avec des crédits illimités ; mais, dès que l’on entre dans la logique du jeu, dès qu’on le joue, il est impossible ne pas suivre la voie des indicateurs, de la résorption des alertes, de la maximisation du bonheur, des profits, des amis, des amours.

Les Sims font en petit ce que l’informatique fait en grand : réduire une situation à ses coordonnées symboliques et la manipuler à distance en agissant sur l’information disponible. Le jeu n’est pas seulement une métaphore de la manière dont l’informatique nous traverse, mais une incitation à la mise en pratique, à l’expérimentation de nouvelles définitions de soi. Quel joueur des Sims n’a pas envisagé sa propre vie au sortir d’une session de jeu comme un ensemble de paramètres à satisfaire ? Ce qui n’a pas de nombre n’a pas de nom, ce qui n’a pas de nombre n’existe pas. Et c’est avec cela que l’on joue, en deça des messages, en deça des règles, au niveau du dispositif du jeu vidéo lui-même.

Le jeu se paye même le luxe de mettre en scène l’application à soi-même de la logique des indicateurs.  Le Sims n’est pas seulement le citoyen d’un univers numérique. Le Sims, c’est nous. Ainsi, le joueur est incité à fournir du divertissement à ses personnages en les faisant par exemple jouer à un jeu vidéo ; lequel n’est autre que les Sims. Mon personnage joue aux Sims, qui jouent aux Sims, qui jouent aux Sims, qui jouent aux Sims… et moi, derrière mon écran, qui suis-je ? Comment le joueur pourrait-il jouir d’une situation d’exception et échapper à la mise en abyme ? Le fond du jeu se situe au niveau de cette forme d’individualité numérisée, celle qu’évoquait Gates où l’amour et le commerce se ramènent à de l’information. Voici que, en jouant, je me suis subrepticement transformé en capital humain.

Les Sims se présentent ainsi comme un assemblage de significations disjointes, qui devrait nous apprendre à nous méfier des interprétations par trop univoques. Le même jeu véhicule tout à la fois un message libéral au plan des mœurs, une injonction à consommer et une incitation à la mise en conformité avec le régime du calcul et des indicateurs. Cette dernière strate n’est pas simplement cachée dans les profondeurs du jeu, mais exhibée en surface, retournée en miroir vers le joueur qui n’a d’autre choix que d’y contempler, contraint et forcé, son propre reflet numérique. Ouvre les yeux et regarde ce que le jeu a fait de toi. »

Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Editions La Découverte, Paris, 2011, p. 216-217

 

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