Ce qu’il y a dans le dos du dragon1

Posted on décembre 28th, 2013 in PHILOSOPHIE

On poursuit la réflexion sur les jeux vidéos. Le jeu peut-il devenir un travail ?

« Il faut envisager sérieusement la possibilité que les jeux vidéo ne soient pas des jeux. Les analyses de Castranova ont attiré notre attention sur la faiblesse de la frontière entre monde virtuel et monde réel. Si je prends du temps pour collecter des ressources, si je « farme » dans un jeu en ligne, mon activité n’est pas fondamentalement différente d’un travail. Je produis de la valeur, comme en produirait n’importe quelle autre activité économique. Ici, jouer égale travailler, aussi surprenant et contre-intuitif que cela puisse être.

Mais Castranova s’arrête à mi-chemin. L’identité du jeu et du travail ne fonctionne que dans le cas restreint des mondes en ligne. Elle ne se produit que si le jeu héberge de véritables interactions sociales, s’il dispose d’une place de marché accessible à tous, etc. Il suffit de débrancher le câble qui relie à Internet pour que le jeu retombe dans l’insignifiance, redevienne le passe-temps sans conséquence qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être.

Il en va tout autrement si l’on s’attache à la nature même des actes de jeu, aux formes de l’expérience. Les jeux vidéo ont quelque chose de trompeur : ils nous présentent souvent des univers de fantaisie, éloignés au plus haut point de la réalité quotidienne ; ils nous racontent des histoires à dormir debout, des histoires de princesses, de dragons et de preux chevaliers. Mais, afin de comprendre la véritable nature des jeux, il faut sans doute troquer la surface pour l’interface.

Les analogies entre le jeu vidéo et le travail s’étendent à l’évidence bien au-delà du seul comportement économique. Elles tiennent à une affinité plus profonde, qui est une affinité de dispositif. Dès lors que le jeu et le travail possèdent le même instrument, la machine informatique, ils nous entraînent inévitablement l’un et l’autre vers la manipulation d’univers réduits à des coordonnées symboliques.

Rien n’illustre mieux ce genre d’affinités que les interfaces d’un « groupe de raid ». Une bonne part de l’activité dans les jeux en ligne est tournée vers l’affrontement contre les « boss ». Ces monstres, particulièrement puissants, exigent pour être vaincus toute une équipe, le raid, avec une division des tâches poussée : le « tank » prend les dégâts et maintient focalisée l’attention du boss, le « healer » soigne tant bien que mal le tank, enfin le « dps » (damage per second), un rôle qui se résume à l’expression d’une statistique, s’attache à faire le plus de dégâts possible. Chacune de ces activités a suscité le développement d’interfaces spécialisées, destinées à faciliter la tâche des joueurs. Ces interfaces comptent parmi les objets sans doute  les plus complexes que l’on puisse trouver dans un jeu vidéo. Elles ont comme caractéristique d’exhiber la réalité informatique de la simulation dans sa forme la plus crue.

Les actes de jeu sont susceptibles d’un double langage. De l’extérieur, on dira que le groupe des héros s’attaque au dragon. Mais, de l’intérieur, force est de constater que le dragon en question disparaît littéralement derrière l’interface. Le raid est un moment de jeu si intense que l’interface dévore la surface. La montagne de barres colorées, de nombres et d’indicateurs qui surgissent de partout, d’alertes qu’il appartient au joueur de résorber sans retard, est autrement plus intimidante que le pauvre dragon ; lequel ne reprendra ses droits en tant qu’objet de fantaisie, objet désirable, qu’une fois mort, quand l’interface sera enfin coupée.

Dans ces conditions, que signifie jouer ? L’activité du groupe de raid ressemble à s’y méprendre à la surveillance des réseaux telle que la décrit l’anthropologie du travail[1]. C’est que cette activité de surveillance a déjà été elle-même profondément remaniée par l’informatisation et l’automatisation des processus. Auparavant, surveiller le réseau, c’était intervenir sur le terrain pour réparer les équipements en panne. Aujourd’hui, l’activité s’apparente à un travail informationnel de « monitoring » en amont qui vise à assurer la fluidité du trafic, « rerouter » les flux et éviter le dérèglement en cascade de tout le système. Ce style de gestion du réseau repose lui aussi, sur des interfaces informatiques spécialisées, qui permettent de suivre en continu l’état du trafic, de faire apparaître et de traiter les incidents.

Une interface de raid ne fait pas autre chose. Certes, il ne s’agit plus de maintenir un flux de trafic, mais un flux de dégâts. Pour autant, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit toujours d’information. L’activité consiste à établir une hiérarchie entre les interruptions, résorber des signaux d’erreur, traiter aussi vite que possible les incidents majeurs. Seul change, ou du moins il faut l’espérer, la fréquence des incidents, beaucoup plus rapide dans le cas du raid où le boss joue le rôle d’un générateur automatique de problèmes, qui perturbe à dessein le flux.

S’il existe une analogie entre les actes, si le jeu ressemble à un travail, le travail à un jeu vidéo, c’est que l’activité se déploie dans les deux cas sous une forme symbolique. L’action s’est déplacée de l’acte physique réel vers l’interface. Ce qui d’un côté apparaît comme une activité de travail, et qui n’est certes pas un jeu avec des conséquences considérables sur une infrastructure réelle, devient par un autre côté, avec la même matière technologique, un jeu. Rien ne change si ce n’est que, dans le jeu, l’activité devient désirable pour elle-même. Le jeu vidéo transforme en machine à produire de la satisfaction des actes qui pourraient tout aussi bien relever d’un travail informationnel. »

Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Editions La Découverte, Paris, 2011, p. 217-219

 



[1] Alexandra BIDET, « L’homme et l’automate. L’écologie élargie du travail contemporain », Sociologie du travail, n°50, 2008, p. 372-395

One Comment
  1. Lettie dit :

    So….gay boys with little peckers are more likely to take it up the butt, huh? Well, that certainly explains why Steve was always so eager to spread his cheeks!I thought he was just trying to get promoted out of the galley.You mean he cooks? now that is scary. I can see him arguing over and over that &qubl;otack beans" are racist and he aint havin none o that.

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