Abélard: Le plaisir sexuel est-il un péché ?0

Posted on novembre 23rd, 2012 in En terminale

La morale de l’adhésion et du refus intérieurs prônée par Abélard est, sur le fond, d’une extrême rigueur. Elle n’a pu passer pour laxiste qu’au prix d’une incompréhension radicale. Son aspect critique n’en reste pas moins impressionnant, comme en témoignent ces quelques lignes consacrées au statut du plaisir sexuel où Abélard applique toutes les ressources de l’argumentation dialectique.

Certains s’émeuvent de nous entendre dire que l’acte même du péché n’ajoute rien à la culpabilité du pécheur, ni à sa condamnation par la Justice divine[1]. Ils objectent que l’acte du péché est toujours accompagné d’une forme de plaisir qui aggrave le péché, comme c’est le cas pour l’acte charnel ou pour la faute du gourmand qui mange les fruits qu’il a volés. Mais cette objection ne serait valide que si l’on nous prouvait que le plaisir charnel est en soi un péché, en sorte que l’on ne pourrait en jouir sans, par là même, commettre un péché. Or si l’on pouvait établir cela, la conséquence serait simple : il faudrait rigoureusement interdire le plaisir charnel (et décréter) que les gens eux-mêmes pèchent quand ils savourent les plaisirs de la chair, alors que pourtant ces plaisirs leur sont permis (par la Loi chrétienne). En outre, il faudrait aussi condamner quiconque éprouve du plaisir à goûter la saveur des fruits qu’il a ramassés dans son propre verger. Ensuite, même les malades seraient pécheurs – je parle de ceux qui, pour mieux se remettre de leur faiblesse, usent de plats plus agréables –, car on ne peut manger un met fin sans y éprouver un plaisir, et si tel était le cas où serait son efficace ? Enfin, c’est le Seigneur lui-même, lui qui a créé et les aliments et les corps, qu’il faudrait incriminer pour avoir rendu certains aliments si savoureux que tous ceux qui en consomment seraient sans aucunement le vouloir transformés en pécheurs !

            Mais pourquoi le Seigneur aurait-il créé des aliments pour notre usage et pourquoi donc nous aurait-il permis d’en consommer s’il nous est impossible de le faire sans pécher ? Comment peut-on soutenir que nous commettons un péché quand nous ne faisons rien d’expressément défendu ? N’est-il pas évident que certaines choses étaient jadis interdites par la Loi (religieuse), mais qu’elles ne sont plus matière à pécher, aujourd’hui que l’interdit en est levé ? Prenons, par exemple, l’usage de la viande de proc, considérons la majeure partie des interdits qui pesaient sur les Juifs et qui ne pèsent plus sur nous : quand nous voyons des Juifs, une fois convertis à la foi du Christ, user librement des aliments que la Loi (de Moïse) leur interdisait, nous savons bien qu’ils ne commettent aucune faute. Nous pouvons donc affirmer, sans conteste, que Dieu leur permet à présent ce qui leur était auparavant interdit. Mais s’il est vrai que la suppression de l’interdit permet de consommer sans pécher ce qui autrefois était prohibé […], qui osera dire que l’on pèche quand on se contente de faire ce que (depuis le premier jour de la création) Dieu nous a permis de faire ?

            Mais voilà qu’on me rétorque que les relations conjugales et la consommation des mets savoureux sont permises, mais à condition que tout plaisir en soit exclu ! Je réponds que si tel est le cas, ce qui est autorisé est en soi parfaitement impossible et que l’autorisation elle-même est parfaitement absurde, puisque ce qu’elle permet est à coup sûr irréalisable.

En outre, pourquoi la Loi de l’Ancien Testament faisait-elle obligation aux Juifs de se marier et de procréer dans leur propre patrie ? Pourquoi l’apôtre recommande-t-il aux époux de remplir l’un pour l’autre leur devoir conjugal ? Oui, pourquoi, si l’on ne peut sans pécher obéir à ces injonctions ?

            Pourquoi parler de devoir quand le péché ne peut être évité ? Comment obliger quelqu’un à commettre des actes qui seront immanquablement une offense à Dieu ?

            Pour moi, la réponse est évidente : le plaisir de la chair est conforme à la nature, ce n’est donc aucunement un péché et ce ne saurait non plus être une faute (morale) que d’éprouver le plaisir qui est intrinsèquement ou nécessairement lié à l’acte charnel. Imaginez un religieux enchaîné et contraint de s’étendre au milieu de femmes sur un lit douillet. Il est clair que le contact de ces corps féminins déclenchera en lui un plaisir, mais non pas un consentement à ce plaisir. Qui osera alors appeler péché le (simple) plaisir auquel la nature nous contraint (si) inéluctablement ?

 

ABELARD, Ethique ou Connais-toi toi-même ; trad. D’A. de Libera



[1] Thèse condamnée par le concile de Sens.

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