Gorgias de Platon: la toute-puissance est-elle la liberté ?0
Texte :
SOCRATE. ― Ne viens-tu pas de me dire que les orateurs pouvaient faire périr qui ils voulaient, comme les tyrans, et déposséder et chasser de la cité qui bon leur semble ?
POLOS. ― Je l’ai dit.
SOCRATE. ― Eh bien, je dis qu’il y a là deux questions ; et je répondrai à l’une et à l’autre. J’affirme en effet, Polos, que pour moi la puissance des orateurs et des tyrans dans les cités est très restreinte, comme je le disais à l’instant ; ils ne font en effet, pour ainsi dire, rien de ce qu’ils veulent ; cependant, ils font ce qui leur paraît meilleur.
POLOS. ― Et ça, ce n’est pas être très puissant ?
SOCRATE. ― Non, come l’admet Polos.
POLOS. ― Moi, je ne l’admets pas ! Je l’affirme au contraire.
SOCRATE. ― Par Zeus, non, puisque tu admets que la toute-puissance est un bien pour celui qui la possède.
POLOS. ― Oui, je l’affirme.
SOCRATE. ― Penses-tu donc que ce soit un bien de faire ce qui semble le meilleur, mais sans discernement ? Tu appelles cela être très puissant ?
POLOS. ― Non.
SOCRATE. ― Tu vas donc me démontrer que les orateurs ont du discernement et me contredire en disant que la rhétorique est un art et non une flatterie ? Mais si tu me laisses sans me contredire, eh bien, les orateurs qui font dans les cités ce qui leur plaît, comme les tyrans, ne possèdent là aucun bien ; or la puissance, tu l’as dit toi-même, est un bien ; mais faire ce qui nous plaît sans discernement, tu reconnais, toi aussi, que c’est un mal, non ?
POLOS. ― Si.
SOCRATE. ― Comment donc les orateurs et les tyrans seraient-ils très puissants dans les cités, si Socrate n’est pas réfuté par Polos qui soutient qu’ils font ce qu’ils veulent ?
POLOS. ― Cet homme…
SOCRATE. ― …J’affirme qu’ils ne font pas ce qu’ils veulent. Allez, réfute-moi.
POLOS. ― Tu ne reconnaissais pas toi-même à l’instant qu’ils font ce qui leur paraît le meilleur ?
SOCRATE. ― Je le reconnais encore maintenant.
POLOS. ― Et ils ne font pas ce qu’ils veulent ?
SOCRATE. ― Non.
POLOS. ― Quand ils font ce qui leur plaît ?
SOCRATE. ― Oui.
POLOS. ― Tu dis des choses lamentables et extravagantes, Socrate.
SOCRATE. ― Ne m’accuse pas, Polos, mon gosse[1], pour m’adresser à toi à ta manière. Mais si tu es en mesure de m’interroger, démontre que je mens, sinon, à toi de me répondre.
POLOS. ― Mais je veux bien répondre, afin de savoir aussi ce que tu veux dire.
SOCRATE. ― D’après toi, les hommes veulent-ils chaque fois ce qu’ils font, ou bien ce pour quoi ils font ce qu’ils font ? Par exemple, ceux qui absorbent une drogue venant d’un médecin, d’après toi, veulent-ils ce qu’ils font, absorber cette drogue non sans douleur, ou bien ce pour quoi ils l’absorbent : être en bonne santé ?
POLOS. ― Il est évident que c’est pour être en bonne santé. […]
SOCRATE. ― N’en va-t-il pas ainsi pour tout ? Si on fait une chose dans un certain but, on ne veut pas ce qu’on fait mais le but dans lequel on le fait.
POLOS. ― Oui.
PLATON, Gorgias, 466d-467d, trad. B. Piettre
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