A quelles conditions une autorité est-elle juste ?2

Posted on mars 10th, 2014 in En terminale, slider

(correction du bac blanc)

            Dans Antigone de Sophocle, l’héroïne éponyme choisit de violer la loi de la cité en enterrant son frère, au nom de la loi divine. Capturée, elle se défend en arguant que la loi des dieux serait supérieure à la loi des hommes. Cette histoire expose une situation problématique : contre l’autorité de la cité, reconnue par tous comme légitime, il existerait une autre forme d’autorité, justifiant les infractions et les désobéissances. Dès lors, comment peut-on reconnaître l’autorité la plus juste ?

L’autorité consiste à se faire obéir sans user de violence ou de persuasion. Pour le sens commun l’autorité désigne généralement la police, le tribunal ou le gouvernement (ceux qui dirigent et exigent l’obéissance) mais, dans une moindre mesure, désigne également le médecin, le professeur ou l’expert (qui « font autorité »). Les seconds détiennent une auctoritas, c’est-à-dire une autorité qui émane de leur personne, de leur savoir. Ils ont de l’autorité parce qu’ils possèdent l’ascendance ou le crédit. En revanche, les premiers possèdent une potestas, c’est-à-dire un pouvoir fondé sur la fonction ou statut, reconnu légalement, qui permet de prendre des décisions. Ils ont l’autorité. Mais si on se borne à considérer que la justice, comprise comme institution, est une autorité reconnue et juste, on va conclure qu’il faut y obéir de manière inconditionnelle. Dans le cas d’un gouvernement légal mais reconnu illégitime (dictature, fascisme), peut-on continuer à reconnaître l’institution judiciaire conforme à l’idée de justice ? On juge morale l’activité des résistants durant la deuxième guerre mondiale car ils ont choisi de combattre le pouvoir en place, porteur d’autorité d’après la loi en place, au nom d’une autorité morale et d’une idée plus universelle de justice. Mais comment savoir dans quelle situation il faut obéir ou désobéir ? Antigone prétend désobéir à la loi civile au nom d’une loi divine mais qu’est-ce qui pourrait empêcher un citoyen de s’inventer une religion qui cautionne des actes criminels ?

Nous sommes donc amenés à nous interroger sur les critères qui nous permettront de dire si oui ou non une autorité est juste. L’enjeu moral du raisonnement sera de savoir s’il faut ou non obéir à cette autorité afin d’éviter les deux écueils que seraient la soumission aveugle et l’anarchie.

 

 

Savoir s’il faut obéir à l’autorité en place est apparu comme un problème au vingtième siècle au moment de juger les fonctionnaires du régime nazi. On demande aux individus d’obéir à l’autorité, dès lors, comment peut-on les condamner pour avoir obéi aux ordres ? Cette question est une fausse question d’actualité puisqu’on la trouve déjà posée dans les tragédies de l’Antiquité.

Dans Antigone, l’héroïne considère l’autorité divine supérieure à l’autorité humaine. Elle argumente en expliquant dans un premier temps que Créon (le roi en place) n’est qu’un « mortel » qui ne peut se comparer aux « dieux ». Antigone pose une distinction conceptuelle qui reviendra chez les Romains sous la forme potestas/auctoritas. Créon possède la potestas, c’est-à-dire la pouvoir fondé sur la fonction. Il est roi donc il possède l’autorité et son édit devrait logiquement être respecté. Pourtant Zeus, roi des dieux, possède une autre forme d’autorité, une auctoritas, qui émane de sa personne. De par son statut, le dieu est supérieur au mortel donc son autorité est supérieure. Dans un deuxième temps, Antigone explique que les lois divines sont non-écrites. Les lois humaines sont écrites mais caractérisées par leur inconstance. Si on besoin de les écrire, c’est qu’elles n’ont pas le caractère d’évidence d’une loi divine qui dirait qu’il faut enterrer son frère. C’est l’évidence qui fait autorité. Enfin, dernier argument, les lois divines sont plus anciennes que les lois humaines. C’est donc la coutume qui fait autorité.

L’argumentation d’Antigone semble cohérente et, puisqu’il s’agit de l’héroïne de la pièce, on peut supposer que le dramaturge Sophocle défend cette thèse. Parfois l’autorité humaine est injuste et il faut la défier. Certes, mais Antigone passe par le détour de la loi divine pour défier la loi civile. Que se passerait-il si on acceptait ce type d’argument ? On rencontrerait rapidement un problème : si on autorise la désobéissance à l’autorité humaine au nom d’une autorité divine, qu’est-ce qui m’empêche d’inventer une religion qui autorise une exaction ? Par exemple, un citoyen peut décider demain de fonder une Eglise dédiée au dieu « Bozo le clown » qui demande à ses fidèles de cambrioler une maison tous les mercredis. Il deviendrait impossible de condamner les cambrioleurs qui se cacheraient derrière la prétendue autorité religieuse. Cette première objection est caricaturale car les grandes religions instituées possèdent un code moral rigoureux qui vient, généralement, redoubler le Code Civil. Entre l’interdiction de tuer et le « Tu ne tueras point » du Décalogue, les croyants ne sont pas égarés. Néanmoins, un nouveau problème pourrait rapidement se poser concernant l’interprétation. Les religions modernes sont basées sur des livres saints mais qui peut prétendre lire avec certitude dans les intentions divines ? Ainsi, quand on rapporte que Jésus aurait dit « Je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée », comment savoir s’il s’agit d’un message belliciste ou au contraire d’une métaphore sur la nécessité d’un combat spirituel ?

Contre ces différents écueils, il conviendrait d’adopter une nouvelle thèse refusant l’autorité divine. Au contraire il faudrait, comme le propose le personnage de Socrate dans Apologie de Socrate, obéir à la loi. Dans la version de Platon, on lit que le père de la philosophie prétend s’être mis en quête de la sagesse suite à une intervention divine : le dieu, par la bouche de l’Oracle, a déclaré que Socrate était le plus sage de tous les hommes. Néanmoins, le personnage de Socrate se défend par des moyens légaux devant ses accusateurs. Il ne se dissimule pas derrière une autorité divine et reconnait comme son devoir l’obéissance aux lois de la cité, dans Apologie de Socrate et ensuite dans Criton. Quand ses disciples proposent à Socrate une évasion, suite à sa condamnation à mort jugée injuste, le philosophe choisit de respecter la décision du tribunal. Car, selon lui, il faut respecter les lois. En effet, que se passerait-il si on se permettait de désobéir aux lois dès l’instant où on les jugerait personnellement illégitime ? Socrate, en faisant le choix de rester vivre à Athènes, a accepté ses lois et s’y soumet.

La position de Socrate permet de résoudre le problème posé en écartant la question de l’autorité divine. Même si un dieu nous donne une quête, cela ne nous autorise pas à enfreindre les lois humaines. Le devoir consiste à respecter les lois de la cité. Cette solution crée un nouveau problème : si on demande aux citoyens d’obéir aveuglément à l’autorité humaine, on peut obéir à une autorité juste mais on risque également d’obéir à une autorité injuste.

Pour résoudre ce nouveau problème, Kant propose de moraliser le droit. Une société doit posséder à la fois un droit et une morale, à la fois une justice comprise comme institution et une idée de justice. Pourquoi faut-il nécessairement composer avec les deux dimensions ? La morale va permettre de moraliser le droit. Les deux champs sont distincts : le droit distingue ce qui est permis de ce qui est interdit tandis que la morale sépare le bien du mal; il est possible de se livrer à des actes légaux mais immoraux (tromper sa copine) ou à des actes moraux illégaux (cacher un juif sous l’Occupation). La morale, même si elle ne dicte pas le droit, peut influencer l’évolution du droit, ainsi, à partir du moment où les civilisations ont considéré l’esclavage comme une pratique immorale le droit a évolué pour interdire cette pratique. En revanche, la morale seule ne suffit pas. Les Grecs croyaient à la nécessité de bonnes lois pour créer une bonne cité (d’où une certaine admiration pour Lycurgue, le législateur de Sparte, qui a su instaurer un système stable). Les bonnes intentions ne suffisent pas. Le réalisme politique défend la thèse qu’on doit gouverner à partir de ce que les gens font et non d’après ce qu’ils devraient faire. Ainsi, pour illustrer par un exemple contemporain, on peut constater que les campagnes de sécurité routière basées sur l’information sont moins efficaces que la menace des radars. D’après ce cas, on pourrait penser que les humains sont plus prompts à faire ce qui est juste quand ils sont menacés par une sanction, et c’est l’argument de Kant : puisque les humains sont en partie déterminés, le droit, ce système de lois et de sanctions, sera efficace puisqu’il contraindra ceux qui refusent de suivre les bonnes lois. Ces dernières sont censées être justes puisque le champ de la morale les influence. Pourtant cette théorie rencontre une limite. Certes, la morale peut moraliser le droit, c’est-à-dire faire évoluer les lois vers une certaine idée de la justice mais d’après quel critère peut-on juger cette idée de justice ? Examinons le cas d’une société antique dont le droit autorise l’esclavage. Si la morale locale estime que l’esclavage est naturel ou normal, le droit n’évoluera pas. Il nous faut donc reposer la question initiale : d’après quel critère puis-je juger si une autorité est juste ?

 

 

La norme la plus évidente et la plus pratique serait la coutume. En effet, si une autorité émerge et vient bafouer des coutumes vieilles de plusieurs siècles, la réaction du peuple sera immédiate. Par exemple, imaginons un Etat qui, à la manière d’un Créon, décide subitement d’interdire qu’on s’occupe des morts, alors que tous les peuples le font depuis des siècles. Tout le monde jugerait cette réforme inadmissible parce qu’on possèderait une norme pour juger : on a toujours fait comme ça donc on ne va pas se soumettre à cette nouvelle loi. Se baser sur la coutume constitue un avantage pratique : la grande majorité de la population suit spontanément les coutumes, il est donc plus facile de créer des lois basées sur les coutumes. Mais cette solution reviendrait à aligner le droit sur le fait, ce qui doit être sur ce qui est. Dès lors, on risque de créer des lois injustes d’après des coutumes injustes. Par exemple, en faisant de la coutume la norme, on n’aurait jamais envisagé de donner aux femmes le droit de vote. Il faut donc envisager un autre critère pour juger si une autorité est légitime.

On pourrait, comme certaines dictatures, baser l’autorité sur la force. Si le loup peut manger l’agneau, il le mange car, selon la maxime de La Fontaine, « la raison du plus fort est toujours la meilleure ». Celui qui possède les moyens de faire plier tous ses opposants peut exiger l’obéissance. N’était-ce pas la définition de l’autorité pour le sens commun ? Non, pour la philosophe Arendt, qui considérait que l’autorité devait s’imposer sans violence ni persuasion. Baser l’autorité sur la force revient à une nouvelle confusion du doit et du fait dénoncée par Rousseau dans Du Contrat social. Confondre le droit et le force revient à confondre la cause avec la conséquence. C’est le droit qui donne la force et non l’inverse. Par exemple : un policier peut arrêter un citoyen qui enfreint une loi, il le peut parce qu’il en a le droit. Ce n’est pas parce qu’il le peut qu’il en a automatiquement le droit. La critique de Rousseau concerne les champs d’application du droit et de la force. Céder à la force n’est qu’une nécessité, d’ordre physique, tandis que le droit concerne le champ moral. Si je décide d’utiliser ma force et de déplacer une chaise, je ne peux pas affirmer que la chaise a reconnu mon autorité et obéi à mon autorité. Elle a simplement été la victime de forces physiques. Maintenant, si un élève indiscipliné sort de la classe parce que son professeur lui a demandé, il ne s’agit pas d’un rapport de force puisque l’élève reconnait l’autorité légitime de l’enseignant et y obéi. L’obéissance n’est possible que si la désobéissance est possible sur un plan technique (la chaise ne pouvant pas désobéir, ne peut pas obéir). Rousseau conclut donc au non-sens que constitue ce prétendu « droit du plus fort » qui ne concerne pas le domaine du droit.

Mais alors, si Rousseau encourage son lecteur à ne pas obéir à un pouvoir qui s’imposerait par la force et la menace (comme par exemple une monarchie absolue), faut-il en conclure qu’il incite son lecteur à désobéir aux lois ? A ne pas respecter l’autorité du roi ? Faut-il retourner vivre dans les forêts à quatre pattes comme le proposait ironiquement Voltaire ?

Non. Si dans le troisième chapitre du premier livre Rousseau dénonce l’absurdité de cette trompeuse expression « droit du plus fort », il rappelle la nécessité des lois et des sanctions dans le sixième chapitre du deuxième livre. En effet, si on se contentait d’instaurer des lois « théoriques » sans un système de sanction pour les faire appliquer, les hommes justes les suivraient mais les hommes injustes les enfreindraient. Ainsi, la loi ferait le bonheur du méchant car ce dernier serait avantagé. Rousseau rappelle donc la nécessité des sanctions. Mais alors, comment le lecteur peut-il concilier cet appel à la désobéissance et cette rigueur ? En repensant le concept de loi. Pour Rousseau, il faut redéfinir la loi pour qu’elle soit juste. La loi ne doit plus être l’expression de la volonté du tyran mais devenir l’expression de la volonté générale car, sachant qu’un humain ne prend aucune décision contre son intérêt, si tout le monde vote les lois, on aboutira logiquement à des lois justes qui ne lèseront personne.

La solution au problème de la norme se trouve donc dans le contrat social. Si on considère que les humains ont fait société dans un but (le bonheur, la liberté, l’égalité), l’autorité ne peut aller que dans ce sens. Une autorité qui irait contre la volonté générale serait jugée illégitime. Une autorité qui va dans le sens de la volonté générale sera jugée légitime et juste. Par exemple, si la population se réunit pour voter l’interdiction du vol. Le policier qui arrête le voleur possède une autorité juste puisque basée sur la volonté générale. Même à supposer que seuls 99% des votants aient validé cette loi, l’intérêt général, qui est plus que l’intérêt de la majorité, la loi sera légitime et juste. Le voleur n’aime pas être volé donc même s’il espère enfreindre la loi, il l’approuve.

On peut donc répondre, sur le plan des principes, à la question initiale en indiquant qu’une autorité est juste si elle est basée sur la volonté générale. D’un point de vue empirique, on pourrait arrêter là la réflexion puisque l’histoire de la pensée n’a pas proposé de système plus juste pourtant si on poursuit la réflexion sur le plan factuel on ne peut s’empêcher de remarquer que les démocraties occidentales contemporaines subissent une « crise de l’autorité ». N’est-ce pas paradoxal ? Alors même qu’on parvient à la forme la plus juste d’autorité, elle se trouve contestée.

 

Hannah Arendt propose une explication à ce phénomène dans sa Crise de la culture. Tocqueville avait déjà analysé la « passion de l’égalité » comme une composante de la démocratie. En démocratie, tous les citoyens sont égaux en droits. De cet état, il naît une certaine répugnance pour les privilèges et parfois une passion irraisonnée pour l’égalité : si nous sommes semblables, alors nous devrions avoir les mêmes choses. Dans l’Ancien Régime, on pouvait justifier les différences par des différences de nature : le noble était supérieur, de naissance, au serf. En démocratie, si on prétend que chacun est l’égal de chacun on peut se demander pourquoi les inégalités perdurent.

Arendt reprend cette interrogation en observant les difficultés des écoles américaines. Pourquoi les professeurs n’ont-ils plus d’autorité ? Parce qu’en démocratie, on va considérer que tous les humains sont égaux. Au nom de quoi peut-on prétendre que le professeur est supérieur à l’élève ? Pourquoi pourrait-il commander et sanctionner ? Alain Renault poursuit l’analyse d’Arendt dans la crise de l’autorité, en montrant que tous les domaines sont affectés. L’égalité a progressé. Le pauvre est devenu l’égal du riche, l’homme de couleur l’égal de l’homme blanc, la femme l’égale de l’homme. Mais dans cette logique de l’égalité, le sens commun en vient à se demander si l’enfant n’est pas l’égal des parents, l’élève l’égal du maître, l’inculpé l’égal du juge, le patient l’égal du médecin ou encore l’électeur l’égal de l’élu. Et ces derniers cas posent problème.

La question posée initialement prend à nouveau son sens à l’époque contemporaine. Comment distinguer l’autorité légitime de l’autorité illégitime ? L’égalité juridique entre tous les hommes et toutes les femmes, indépendamment de leur ethnie ou de leur richesse, est jugée légitime mais, en revanche, on ne peut accepter de mettre sur un pied d’égalité l’élève et le professeur. Il faut ici reprendre notre distinction conceptuelle : le juge et l’élu possèdent la potestas, un pouvoir fondé sur la fonction. Le pouvoir de l’élu est basé sur la volonté générale donc son autorité est légitime. En revanche, l’autorité du médecin est celle d’un expert, il a l’auctoritas, le crédit parce qu’il sait ce qu’il faut faire. Son autorité est juste parce qu’elle se base sur la vertu, au sens d’excellence. Et enfin le professeur possède l’autorité en ce double sens. Il a l’autorité de par sa fonction (il est investi par la volonté générale) et il a de l’autorité parce qu’il est l’expert dans sa discipline. Par conséquent, le professeur possède une autorité juste.

La prétendue crise de l’autorité résulte de confusions conceptuelles. La démocratie présuppose l’égalité en droits mais pas en fait, il est donc déraisonnable d’exiger l’abolition des inégalités. Certaines personnes confondent l’autorité, qui s’exerce sans coercition, avec le droit du plus fort qui, on l’a vu précédemment, est une aberration. Enfin certaines personnes peuvent mélanger l’autorité fondée sur le statut avec l’autorité comprise comme charisme auquel cas on risque d’obéir au meilleur sophiste et non au plus juste. Ce n’est pas parce qu’Hitler était charismatique et qu’il avait de l’autorité qu’on peut défendre qu’il possédait une autorité juste puisqu’elle s’opposait à la volonté générale. Son élection, à supposer qu’il ait été élu légalement par le peuple allemand, aurait pu lui conférer une autorité du point de vue de la fonction mais elle est illégitime à partir du moment où il agit contre la volonté générale (en allant contre les intérêts de son peuple et de l’humanité).

 

 

En conclusion, l’autorité est juste à la condition que celui qui la manie en use pour agir dans le sens de la volonté générale.