Explication: EPICTETE, Entretiens, II, 19, 20-280

Posted on décembre 29th, 2011 in En licence

Méthode de l’explication

Explication d’un texte d’Epictète

 

Voici un exemple d’explication de texte pour les élèves de licence (L1-L2-L3). Je rappelle qu’en licence le niveau d’exigence augmente. Ce qu’on vous a appris en terminale ne suffit pas. On demande aux élèves de terminale d’expliquer un texte sans tenir compte du contexte (et c’est normal car les élèves n’ont pas le temps d’apprendre l’histoire des idées).

En licence, on n’attend pas un commentaire érudit (c’est toujours une épreuve d’explication) mais votre correcteur attend de vous un certain background culturel, autrement dit on attend de vous un minimum de culture philosophique. Connaissez les philosophes et les grands systèmes de pensée. On ne vous demande pas un exposé historique mais équipez-vous d’éléments pour une pré-compréhension. Ici par exemple la connaissance du stoïcisme vous facilite grandement la tâche pour comprendre de quoi parle Epictète.

Souvenez-vous qu’expliquer un texte consiste à le déplier. Ne vous contentez pas de paraphraser les vingt lignes. Expliquez au correcteur les notions et les termes étranges. Dégagez la structure argumentative du texte.

Un dernier conseil : entraînez-vous. Entraînez-vous. Entraînez-vous. On n’améliore pas ses capacités de compréhension et de rédaction en baillant aux corneilles. Il faut travailler, travailler et travailler. Dans quelques années, vous le ferez sans fatiguer.

 

(selon l’affichage de votre ordinateur, mon système de numérotation des lignes sera correct ou incorrect, n’en tenez pas compte)

 

Extrait :

 

« Observez-vous ainsi vous-même en tout ce que vous faites, et vous découvrirez à quelle secte vous appartenez. La plupart d’entre vous, vous découvrirez que vous êtes Epicuriens, un petit nombre Péripatéticiens, et Péripatéticiens bien mous. Où donc avez-vous montré par le fait que vous considérez la vertu comme égale, ou même supérieure, à tout le reste ? Mais montrez-moi un Stoïcien, si vous en avez un. Où cela et comment ? Oui, vous pouvez m’en montrer des milliers qui récitent les sentences stoïciennes. Mais ces mêmes individus récitent-ils moins bien les sentences épicuriennes ? Et les sentences péripatéticiennes, ne les expliquent-ils pas aussi exactement ? Qu’est-ce donc qu’un Stoïcien ? De même que nous appelons « phidiaque » une statue modelée selon l’art de Phidias, de même, montrez-moi un homme modelé sur les jugements qu’il profère. Montrez-moi un homme malade et heureux, en danger et heureux, mourant et heureux, exilé et heureux, discrédité et heureux. Montrez-le. J’ai le désir, par les dieux, de contempler un Stoïcien. Mais vous ne pouvez me montrer l’homme ainsi modelé. Montrez-moi, du moins, celui qui se modèle, celui qui s’est orienté dans cette direction. Faites-moi cette faveur. Ne refusez pas à un vieillard la vue d’un spectacle que jusqu’à ce jour je n’ai pas contemplé. Vous imaginez-vous que vous devez me montrer le Zeus de Phidias ou l’Athéna, un objet d’ivoire et d’or ? C’est une âme que l’un de vous doit me montrer, une âme d’homme, qui veuille faire avec Dieu une seule volonté et ne plus récriminer contre Dieu ou contre un homme, ne plus faillir dans ses entreprises, ne plus se heurter à des obstacles, ne plus s’irriter, ne plus céder à l’envie ou à la jalousie (pourquoi donc user de circonlocutions ?), devenir un dieu au lieu d’un homme et, dans ce misérable corps mortel, aspirer à la société de Zeus. Montrez-le. Mais vous ne le pouvez. Pourquoi donc vous duper vous-mêmes et vous jouer des autres ? Et pourquoi, recouverts d’un masque étranger, vous produire au dehors, voleurs et pillards de ces noms et de ces réalités qui ne vous conviennent pas du tout ? »

EPICTETE, Entretiens, II, 19, 20-28

 

 

Introduction

 

Au premier siècle de notre ère, les pharisiens étaient réputés pour être respectueux des lois religieuses pourtant Jésus les décrivait ainsi : « des tombeaux blanchis qui paraissaient beaux à l’extérieur mais qui, à l’intérieur, sont plein d’ossements de morts et de toute sorte de pourriture » Evangile selon St-Matthieu XXIII, 27. Jésus reprochait à certains croyants d’être vertueux en apparence, en obéissant aux lois, mais de n’avoir aucun sentiment sincère. Être vertueux ou paraître vertueux ? Être ou paraître ? C’est le thème de ce texte. On ne traite pas la question de la vertu mais de la définition du stoïcien. Qu’est-ce qu’un stoïcien ?

Epictète offre une définition complète (lignes 17 à 21) : « Une âme d’homme, qui veuille faire avec Dieu une seule volonté et ne plus récriminer contre Dieu ou contre un homme, ne plus faillir dans ses entreprises, ne plus se heurter à des obstacles, ne plus s’irriter, ne plus céder à l’envie ou à la jalousie, devenir un dieu au lieu d’un homme ». Epictète définit donc le philosophe stoïcien à travers une volonté et une habitude. Il ne le définit pas au moyen d’une érudition. Pour le stoïcisme la philosophie n’est pas qu’un système théorique, comme à notre époque, qui ne servirait que de grille interprétative. Ceci pose problème au sens où il est plus difficile d’évaluer une volonté qu’une érudition. Il est facile de se prétendre stoïcien mais l’est-on vraiment ? Il s’agira de distinguer le paraître philosophique de l’être philosophique.

L’enjeu est d’abord moral et pratique. En posant la question de ce qu’est un stoïcien, et en le définissant à travers sa volonté et son action, on pose la question de ce que doit être l’action du stoïcien. Que doit faire le stoïcien ? Comment doit-il agir ? Mais l’enjeu est également philosophique puisqu’il s’agit de définir la chose même qui fait d’un homme un philosophe. La question dépasse la simple interrogation lexicale pour ouvrir une interrogation philosophique. Que signifie être philosophe ?

Les Entretiens d’Epictète sont des résumés écrits des entretiens qu’Epictète a eu avec ses disciples. Ecartant la leçon magistrale pour reprendre le modèle socratique du questionnement, Epictète choisit d’interroger ses élèves pour les faire philosopher. Il est important pour comprendre l’extrait qu’Epictète s’adresse à ses disciples et non à des philosophes rivaux. Ici le texte s’ouvre sur une harangue d’Epictète (de la ligne 1 à la ligne 8 « …aussi exactement »). Le maître amène par une série de questions les élèves à se poser la question de ce qui définit un stoïcien. Puis, dans un second mouvement (de la ligne 8 à la ligne 15 « …je n’ai jamais contemplé »), Epictète offre des indices sur ce qu’est un stoïcien en offrant des exemples possibles, des exemples d’hommes dont le bonheur ne dépend pas des contingences extérieures. Toutefois il faut attendre la troisième partie (de la ligne 15 à la fin de l’extrait) pour qu’Epictète donne une définition littérale de ce que peut être le stoïcien : un homme qui se définit par sa volonté.

 

 

 

S’il s’agit d’une épreuve d’explication de texte à l’oral,

 lisez votre extrait après votre introduction.

 

 

Première partie.

 

La première partie s’ouvre sur une injonction à s’observer soi-même. Peut-être s’agit-il d’une reprise de l’injonction delphique « connais-toi toi-même », en tous cas Epicète engage ses disciples à opérer un retour réflexif sur eux-mêmes et sur leurs actions afin qu’ils découvrent à quelle « secte » ils appartiennent. Le terme « secte » signifiant ici une école philosophique. Entrée en matière paradoxale. On est en droit de supposer que les disciples d’Epictète sont par définition des stoïciens, comme leur maître. Alors pourquoi leur demander de s’observer afin de déterminer leur école d’appartenance ? Et pourquoi leur demander d’observer leurs actes ? L’appartenance à une philosophie se définirait-elle par les actes ? Le stoïcisme se définit par une pratique, Epictète ne manquera pas de le rappeler tout au long du texte.

Epictète assène, dans la phrase suivante, à ses élèves qu’ils sont des « épicuriens » ou des « péripatéticiens » (comprendre qu’ils suivent l’enseignement d’Epicure ou d’Aristote). Donc le philosophe stoïcien accuse ses propres disciples d’être des membres d’écoles concurrentes. Et il renchérit en précisant qu’il s’agit de « péripatéticiens bien mous ». Pas mou au sens physique du terme, mais mou en matière de volonté. Epictète avance que si ses élèves opèrent un retour réflexif sur leur être ou leur pratique ils se découvriront épicurien ou aristotélicien. Cela signifie que par leur attitude ou leur agir, ces élèves agissent d’après les principes des philosophies concurrentes et non d’après les principes du stoïcisme. Qu’est-ce qui justifie ce soupçon chez Epictète ?

Dans la phrase suivante, Epictète demande à ses disciples par quel acte ils avaient montré qu’ils plaçaient la vertu comme valeur principale. A travers cette question (qui n’affirme rien de manière dogmatique) Epictète rappelle deux pans essentiels du stoïcisme. En premier lieu, il rappelle que la vertu est le principe du bonheur pour les stoïciens. Cette particularité distingue le stoïcisme des écoles concurrentes. L’épicurisme, tel qu’il est exposé dans la, Lettre à Ménécée, fait du plaisir le principe du bonheur et la vertu n’est que la conséquence d’une vie agréable. L’aristotélisme, tel qu’il est exposé dans l’Ethique à Nicomaque, requiert une cité juste pour atteindre le bonheur. La vertu ne peut résulter que de lois justes et d’une pratique régulière. Pour le stoïcisme, le bonheur ne peut dépendre de contingences extérieures. Si on prend le risque de faire reposer le bonheur sur le plaisir ou sur des lois, on fait reposer son bonheur sur des choses extérieures à nous, sur lesquelles il nous est impossible d’agir. Il m’est impossible d’influencer le cours d’une guerre ou l’issue de négociations commerciales entre les différentes cités. Il m’est impossible d’arrêter une maladie ou la mort. En revanche, la capacité de diriger mes pensées, de comprendre l’ordre du monde et la nécessité sont en mon pouvoir. Je peux comprendre que des choses dépendent de moi, et d’autres pas. Je peux comprendre que la mort est nécessaire. Cette force de la pensée, c’est la vertu. La vertu dépend uniquement de moi, puisque mes pensées dépendent de moi. Par conséquent, pour le stoïcien le bonheur dépend de lui et de lui seul puisqu’il dépend de la vertu. Être stoïcien, c’est donc placer la vertu au-dessus de toutes choses.

L’autre pan essentiel est la pratique. Epictète demande à ses disciples par quel « fait » ils ont montré qu’ils faisaient de la vertu leur principe. Le stoïcisme requiert une pratique. Une pratique régulière. A la différence de nos philosophies, qui constituent des systèmes théoriques, le stoïcisme se définit comme une pratique. Comme Aristote conseillait de pratiquer régulièrement la vertu, le stoïcisme conseille de pratiquer régulièrement la vertu, au sens de penser régulièrement. C’est peut-être là le sens des « mous », même un aristotélicien sait qu’il faut une certaine force d’âme pour pratiquer. Pour un stoïcien, il faut apprendre à penser régulièrement. Ainsi le stoïcien, face à des événements insolites sera capable de continuer à penser et gardera son calme, son ataraxie.

Epictète demande à ses disciples de lui montrer un stoïcien, au milieu d’un rassemblement de « stoïciens ». Il est comme Diogène le cynique, un des modèles d’Epictète (d’après M. Duhot, Epictète ou la sagesse stoïcienne), arpentant les rues à la recherche d’un homme. Il faut évidemment comprendre que l’exigence du maître n’est pas un stoïcien mais un « vrai » stoïcien, au sens d’un homme qui serait conforme à la définition. Epictète prétendra plus loin dans le texte (ligne 15) qu’il n’a même jamais vu un vrai stoïcien de toute sa vie ! Mais pour commencer, Epictète met au défi ses disciples de présenter un seul stoïcien, comme s’il s’agissait d’une durée rare, et exige de savoir où et comment. Il demande « comment » car c’est toujours la question de la pratique stoïcienne qui revient. Celui que vous me présenterez, comment s’est-il illustré comme stoïcien, par quel acte ?

Epictète écarte d’emblée une réponse possible. Il concède qu’il serait facile de trouver des milliers d’individus qui ont appris et mémorisé les « sentences stoïciennes ». Epictète pense qu’il est possible de trouver des gens qui ont écouté des professeurs ou lu les œuvres de Zénon de Citium ou de Chrysippe. Oui, on peut trouver des gens qui ont enregistré les théories stoïciennes et qui peuvent les mobiliser, mais cette connaissance fait-elle d’eux des stoïciens ?

Epictète écarte d’emblée cette hypothèse en demandant si ces individus qui ont acquis la connaissance des théories stoïciennes n’ont pas acquis de même les théories épicuriennes. Epictète renchérit en disant que ces mêmes individus sont aussi capables de restituer les théories aristotéliciennes. Que signifient ces questions ? Epictète veut pousser ses disciples à s’interroger. Le fait que des individus connaissent les théories des écoles rivales est-il gênant en soi ? Non. On peut légitimement supposer qu’un stoïcien comme Epictète a étudié les doctrines de ses adversaires, ne serait-ce que pour pouvoir les réfuter. Mais cette manière de faire révèle deux défauts.

            En premier lieu, si ces individus qui se prétendent stoïciens expliquent, récitent, aussi bien les sentences stoïciennes, épicuriennes ou péripatéticiennes, on peut craindre un relativisme. Si on récite inconsidérément une maxime ou une autre, selon les circonstances c’est qu’on les considère équivalentes. Alors on fait tantôt de la vertu le principe absolu, tantôt c’est le plaisir. En admettant toutes les théories comme équivalentes on les suit toutes, on en suit aucune. Ceux qui répètent ne comprennent pas la philosophie. Ils sont pareils à des perroquets qui répètent sans comprendre. Ou il serait plus juste de dire qu’ils sont pareils à des chasseurs de trésor qui n’ont qu’un bout de la carte. Si on veut vraiment comprendre le stoïcisme, il faut comprendre le système intégralement. Tout comme la nature existe comme un tout, il faut étudier le stoïcisme comme un tout. On ne peut pas se permettre d’aller piocher quelques maximes au hasard. Epictète rappelle la nécessité d’un savoir unifié, la nécessité de comprendre ce qui est compris et enfin le primauté d’une philosophie sur les autres (pour éviter le relativisme).

            En second lieu, ces questions rappellent le problème de la pratique. Epictète insiste sur le verbe « réciter ». Alors oui, on trouvera des gens capables de réciter les sentences stoïciennes mais la question qui se pose, en creux, est la suivante : combien d’entre eux seront capables de les appliquer ? La parole est une chose, la pratique en est une autre. Epictète rappelle discrètement à ses élèves la nécessité de la pratique.

 

Cette première partie de la harangue servait à interpeller les disciples pour leur demander de s’interroger. Sont-ils de véritables stoïciens ? Epictète leur demande d’en présenter un et écarte d’emblée ceux qui se prétendent stoïciens parce qu’ils sont capables de réciter la doctrine. La question à laquelle devraient aboutir les disciples est la suivante : mais, si la connaissance des sentences et de la théorie est insuffisante pour faire de nous des stoïciens, qu’est-ce qui fait d’un homme qu’il est stoïcien ? Et c’est sur cette question de la définition de ce qu’est un stoïcien que s’ouvre la deuxième partie.

 

 

Deuxième partie

 

            Epictète pose littéralement la question (l 8-9) « Qu’est-ce donc qu’un stoïcien ? ». C’est la question qui dominera la deuxième partie. Epictète demande à ses disciples de réfléchir pour définir ce qu’est le stoïcien (au-delà de ses connaissances).

            Epictète débute sa recherche par une comparaison avec une statue. Phidias était un célèbre sculpteur de l’Athènes de Périclès. On appose l’adjectif « phidiaque » à une statue modelée selon son art. De la même manière Epictète demande à voir un homme « modelé sur les jugements qu’il profère » (l 10). Epictète met en jeu trois notions essentielles du stoïcisme dans cette phrase : le jugement, le modelage de l’esprit et, de nouveau, la pratique.

            L’homme qu’Epictète recherche est un stoïcien, pas une statue on s’en doute, mais comme une statue c’est un bien de valeur, et un objet d’admiration. Il est défini d’après ses jugements. Pourquoi le jugement ? Pourquoi le jugement et non l’érudition ou l’intelligence ? Parce que le stoïcisme est une philosophie du jugement. L’incipit du Manuel d’Epictète rappelle cet aspect fondamental : il y a des choses qui dépendent de nous et d’autres qui n’en dépendent pas. Il faut apprendre à distinguer ces deux catégories. C’est un acte de jugement. C’est donc dans le jugement qu’on reconnaîtra un stoïcien. Le vrai stoïcien sait que la météo ne dépend pas de lui, que l’issue de la bataille navale ne dépend pas de lui, que la guérison de son enfant ne dépend pas de lui, que son propre corps ne dépend pas de lui. La seule chose qui dépend de lui ce sont ses pensées. Par conséquent, il faut avoir un jugement juste sur les choses.

            Ensuite, la question du « modelage ». L’homme est-il une statue qu’on peut modeler à souhait ? L’homme peut-il être dressé comme un animal ? Non. Pour le stoïcisme, il existe un dieu ordonnateur qui ordonne l’univers d’après un plan, comme un artisan. Ici l’homme est modelé d’après ses propres jugements. Cela écarte d’emblée l’idée d’un dressage, puisqu’on se modèle soi-même, et il serait inconcevable pour un stoïcien qu’on naisse stoïcien puisqu’il faut d’abord se modeler. Si Epictète choisit l’exemple de la statue, ce n’est peut-être pas un hasard. Pour sculpter une statue, il faut prendre un bloc et retirer tout ce qui est inutile. La démarche pour devenir stoïcien est semblable. Il faut prendre son esprit et ôter l’inutile. Il faut savoir évacuer tous ses désirs inutiles (portant sur des choses qui ne dépendent pas de nous).

 

Puisqu’on peut se modeler, l’homme est à la fois sujet et objet de son action. Cela pose donc la possibilité d’évoluer et, par conséquent, le stoïcisme est une philosophie qui appelle à l’action. On devient stoïcien par sa pratique. C’est encore l’occasion de souligner l’intérêt de la pratique. Epictète jugera d’après les jugements et l’attitude de cet homme s’il est ou non stoïcien.

Epictète demande à ses disciples de lui présenter différentes personnes. Toutes ces personnes ont en commun de présenter deux traits de caractères qu’on jugerait habituellement incompatibles (ligne 10) :

–     un homme malade et heureux ;

–         un homme en danger et heureux ;

–         un homme mourant et heureux ;

–         un homme exilé et heureux ;

–         un homme discrédité et heureux.

Quel est le point commun entre ces différents individus ? A moins d’être fou, le sens commun imagine mal qu’on puisse être à la fois heureux et dans le plus grand des malheurs. C’est typiquement un « paradoxe » au sens où cette idée contredit la « doxa », l’opinion commune. En allant contre les évidences communes, le philosophe espère déclencher une réflexion chez ses disciples.

Les différents exemples cités sont des individus heureux et…, au choix, malade, en danger, mourant, exilé, discrédité. Donc ce sont des individus dans une très mauvaise situation mais heureux. Comment est-ce possible ? Pour le sens commun c’est impossible. Pour les écoles philosophiques concurrentes c’est également impossible. Si le plaisir est le principe du bonheur, vous ne pouvez pas être heureux quand vous êtes malade. Si la cité est nécessaire aux humains, vous ne pouvez pas être heureux en étant exilé. Par conséquent, seul un stoïcien pourrait être heureux dans ces conditions. Pourquoi ? Parce que le stoïcisme enseigne qu’il faut faire la différence entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Or la maladie, le danger, la mort, l’exil et la réputation sont des choses qui ne dépendent pas de nous. Si on fait reposer son bonheur sur ces choses, il est impossible d’assurer son bonheur. En revanche, si on fait reposer son bonheur sur le vertu, c’est-à-dire sur la volonté sur la capacité d’éduquer son regard, alors il devient possible d’être heureux en toutes circonstances. En effet, la volonté dépend de nous à tout instant, indépendamment des circonstances extérieures. Donc, si le bonheur dépend de notre volonté, le stoïcien peut être heureux à tout moment quelque soit la situation.

Epictète poursuit son discours avec des phrases principalement rhétoriques. Il n’argumente pas. Il insiste pour que ses disciples lui montrent un stoïcien et va jusqu’à invoquer les dieux. « Les » dieux. Le stoïcisme considère qu’il existe un Dieu ordonnateur du monde mais contrairement à notre classification actuelle, il est possible pour un stoïcien de croire à l’existence d’un Dieu unique et à l’existence d’une pluralité de dieux. Chacun d’eux serait une allégorie ou savoir codé sur le Dieu.

On pourrait s’étonner de voir Epictète dire qu’il a le « désir » de voir un stoïcien. Les stoïciens ne sont-ils pas censés la paix de l’âme ? L’ataraxie en se détachant de tous les désirs. Certes, le stoïcisme vise l’ataraxie, l’absence de troubles, mais il ne faut pas confondre avec l’apathie, l’absence d’émotions. Epictète peut éprouver un désir (intellectuel ici) sans pour autant mettre en péril son ataraxie.

Epictète conclut provisoirement que ses disciples ne peuvent lui présenter un stoïcien. Il tempère sa position et demande à voir, à défaut d’un stoïcien, un homme qui s’oriente dans cette direction. Epictète ne se considère pas lui-même comme un « sage ». D’ailleurs globalement les maîtres stoïciens ne prennent pas le titre de sage. Ils considèrent qu’ils cherchent à atteindre cet état, presque hors de portée. Si Epictète ne se considère pas lui-même comme un sage, il sait que ses disciples n’en trouveront pas. Toutefois, et c’est le plus important, le stoïcisme consiste d’abord à s’engager dans cette voie de la sagesse. Peu importe qu’on y arrive jamais, il est nécessaire de s’engager dans cette direction.

Epictète conclut cette partie avec deux phrases pour la tournure rhétorique. Il demande une « faveur » . Il demande un (ligne 15) « spectacle que jusqu’à ce jour [il] n’a pas contemplé ». Se désignant lui-même comme une personne âgée, Epictète prétend qu’il n’a jamais vu un véritable stoïcien.

A la question de la définition du stoïcien, Epictète offre quelques pistes mais paradoxalement il prétend qu’il n’en a jamais vu. Epictète s’est surtout attaché à faire la distinction entre le stoïcien et l’homme commun, puis la distinction entre le stoïcien et le sage. Car, à ce stade de l’argumentation, les disciples sont en train de se demander comment ils pourraient présenter un stoïcien alors même que leur maître n’en a jamais vu. S’agit-il d’un être exceptionnel ou d’un dieu ? Qu’est-ce qu’ils doivent amener ?

 

 

Troisième partie

 

Epictète ouvre la troisième et dernière partie en écartant d’emblée cette idée. Il prend l’exemple du Zeus de Phidias ou son Athéna, deux sculptures hors de prix constituées en or et en ivoire (deux matières coûteuses à l’époque). Les disciples croient qu’il faut trouver un être d’exception mais ils se trompent. L’exemple des statues sert à établir trois distinctions.

Le stoïcien n’est pas un homme exceptionnel constitué d’or et d’ivoire. C’est avant tout un homme. Ce qui le distinguera, c’est sa volonté, mais à la base il est comme tout un chacun.  

Le stoïcien n’est pas un objet. C’est un sujet. La distinction sujet/objet est peut-être anachronique mais il est certain qu’Epictète reconnaît à l’homme un pouvoir d’autodétermination qu’une statue n’aura jamais puisqu’elle dépend de son sculpteur.

Enfin le stoïcien n’est pas une statue. Il n’est pas figé pour l’éternité. Il est une âme en action. Il doit agir et pratiquer un entraînement régulier. D’ailleurs l’entraînement « askèsis » a donné notre « ascèse ».

Après avoir écarté ces fausses hypothèses, Epictète dévoile une thèse. La phrase est assez longue. Le philosophe multiplie les propositions subordonnées et ironise lui-même en se demandant « pourquoi donc user de circonlocutions ? » (ligne 20). Manière de se demander pourquoi il doit faire tant de détours et de formules de style pour exprimer quelque chose de finalement simple.

Cette phrase récapitule les principaux acquis du stoïcisme. Epictète demande une « âme ». L’âme est la seule chose qui dépend entièrement de nous. On pourrait croire à tort que notre corps dépend de nous mais c’est faux. Vous ne pouvez empêcher la maladie ou la mort par la force de votre volonté par conséquent cela ne dépend pas de nous. L’âme dépend de nous et c’est elle qui doit s’entraîner pour apprendre à distinguer et à juger correctement.

C’est une âme d’ « homme ». Il ne s’agit ni d’un animal ni d’un dieu, ni même d’un sage. Le stoïcisme commence avec un homme. Quel type d’homme ? Le stoïcisme pose une conception de l’homme extrêmement familière pour nous puisque le stoïcisme est le premier à poser que les tous les humains appartiennent au même groupe, à la même cité planétaire (cosmopolitisme). Dans les faits, le stoïcisme accepte des étudiants de toutes origines, de toutes catégories sociales (Epictète étant lui-même un ancien esclave) à la différence d’une Académie platonicienne, par exemple, qui recrutait dans l’aristocratie. Dans la théorie, tout homme peut user de sa volonté donc il peut devenir stoïcien.

« Qui veuille faire avec Dieu une seule volonté » (ligne 18). Pour le stoïcisme, un Dieu bon ordonne le monde. Si Dieu est bon et tout puissant, comment expliquer l’existence du mal ? L’explication stoïcienne sera le défaut de jugement. On croit qu’il y a du mal mais on commet une erreur de jugement. Il faut observer la totalité pour comprendre à quel point l’univers est bien ordonné. Le stoïcien doit réussir à comprendre la volonté de Dieu, en éduquant son jugement, et faire de la volonté divine sa volonté. A l’inverse de l’homme du commun qui ne comprend pas le dessein de Dieu et qui s’en plaint.

Ligne 18 « ne plus récriminer contre Dieu ou contre un homme ». Celui qui se plaint du ciel, du destin ou d’un homme commet une erreur de jugement. C’est quelqu’un qui juge d’après son point de vue et qui ne comprend pas que tout ceci s’inscrit dans un plan global. D’ailleurs il ne sert à rien de se plaindre d’autrui puisque rappelons encore une fois : le stoïcien ne doit s’occuper que de ce qui dépend de lui. Les décisions divines ou d’autrui dépendent-elles de moi ? Non, alors il ne faut pas s’en occuper. Il faut veiller à ce qui dépend de nous : l’éducation et l’entraînement du jugement.

« Ne plus faillir dans ses entreprises ». Il ne faut pas comprendre ici les entreprises comme des « actions » mais comme des « résolutions ». Un stoïcien peut échouer dans une course à pied ou un bataille, cela ne dépend pas de lui. Mais le stoïcien doit posséder la constance, formée par une pratique régulière, qui lui permettra de ne pas laisser sa volonté s’affaiblir.

« Ne plus se heurter à des obstacles ». Les obstacles ne sont pas physiques, ils sont dans l’esprit :

« Ne plus s’irriter », « ne plus céder à l’envie » ou « à la jalousie ». Céder à ses sentiments constitue une double faute. D’abord, si on se laisse envahir par la passion, on ne peut plus atteindre l’ataraxie qui reste l’objectif du stoïcien. Ensuite, ces passions résultent d’un mauvais jugement. Si j’avais patiemment éduqué mon jugement, je saurai qu’il n’y a pas lieu d’être envieux ou en colère car je saurai que ces choses qui provoquent mes sentiments ne dépendent pas de moi.

Enfin la fin de la phrase étonne (ligne 20-21) puisqu’elle parle de « devenir un dieu » et d’ « aspirer à la société de Zeus ». Attention. Epictète ne dit pas que le stoïcien est un dieu. Il rappelle notre statut de mortel en indiquant « dans ce misérable corps mortel » et précise qu’il s’agit d’une direction, d’une orientation : il s’agit de « devenir », d’ « aspirer ». Le stoïcien s’engage dans une voie, il n’a pas une nature divine.

Cette dernière phrase renvoie-t-elle à une tradition philosophique ? Platon pensait qu’il y avait une part de divin en nous. Epicure disait qu’on pouvait être comme un dieu parmi les hommes (fin de La Lettre à Ménécée). Epictète pense que l’âme peut devenir comme un dieu mais les dieux ne sont que des allégories pour le stoïcisme. Alors ? Il s’agit de former l’âme pour qu’elle tende vers l’intelligence divine. L’intelligence divine du Dieu qui possède le logos et qui organise le monde. Il faut comprendre le monde.

Tout est lié. Il faut étudier la logique pour penser, il faut étudier la physique pour comprendre le monde ainsi on peut comprendre la morale stoïcienne. Encore une fois, Epictète rappelle la nécessité d’un savoir unifié.

 Après cette longue phrase, Epictète alterne avec une phrase courte « Montrez-le » (ligne 21) qui sert principalement à rythmer le discours. Il poursuit avec une autre phrase courte dans laquelle il accuse ses élèves de ne pouvoir lui montrer un stoïcien.

Puisqu’ils sont incapables de lui présenter un stoïcien ou ne serait-ce qu’un homme engagé dans cette voie, Epictète tire les conclusions qui s’imposent : ses disciples ne sont pas des stoïciens, ce sont des imposteurs.

Les dernières phrases de la dernière partie servent à accuser les disciples d’imposture. Epictète les accuse de tromper les autres et de se tromper eux-mêmes. Tromper les autres est une chose mais s’ils se trompent eux-mêmes, c’est qu’ils se mentent à eux-mêmes. Ils ne se perçoivent pas eux-mêmes tels qu’ils sont. 

Epictète parle du « masque ». Ils ont un masque de stoïcien. Une apparence. Ils sont des simulacres, des copies qui se prennent pour l’original. Mais un masque peut se porter et se poser. Le masque n’est pas l’essence de l’individu. Le masque sert à dissimuler.

Epictète a des mots durs pour ses disciples. Il les traite de « voleurs et pillards » (ligne 23). Ils ont volé ces noms (« stoïciens ») et ces « réalités » (la pratique stoïcienne, la philosophie) qui ne leur correspondent pas.

 

 

 

Conclusion

 

Duper, tromper, manipuler les apparences relève d’une forme d’intelligence pratique que les Grecs nomment « mètis » et dont le représentant est le héros d’Homère : Ulysse. Mais le texte ne portait pas sur la ruse ou l’intelligence ou même l’érudition. Epictète ne forme pas des sophistes ou des orateurs. Il veut former des philosophes et la philosophie passe ici par une volonté, une éducation du jugement et un entraînement (une ascèse).

Epictète a rappelé la nécessité d’un savoir unifié. Il a rappelé que le stoïcien est avant tout un homme qui s’engage dans une direction.

Quelle conclusion pratique en tirer ? L’apprenti stoïcien doit conclure qu’il doit éduquer son jugement et cela passera par un entraînement, par une pratique. Il ne faut pas se contenter d’apprendre un système théorique, il faut le mettre en pratique.

Quelle conclusion philosophique en tirer ? Que signifie être philosophe ? Ce texte argumente en faveur d’une définition du philosophe qui dépasse l’homme d’érudition pour devenir un homme d’action. Le philosophe ne doit pas apprendre par cœur, se parer du masque de philosophe ou se contenter de repenser ce qui a été pensé avant lui. Le vrai philosophe doit penser. Tous les jours.

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