Leibniz contre Locke : caractère fictif de la « table rase »0
Leibniz fait valoir, contre Locke, que sa conception de l’âme est à la fois « abstraite » et « corporelle » — ne serait-ce que métaphoriquement. Quant à l’axiome selon lequel « il n’est rien dans l’âme qui ne vienne des sens », il est bon de rappeler qu’il méconnaît l’existence nécessaire de notions indépendantes de l’expérience.
THEOPHILE. – Cette tabula rasadont on parle tant n’est à mon avis qu’une fiction que la nature ne souffre point et qui n’est fondée que dans les notions incomplètes des philosophes, comme le vide […]. On me répondra peut-être que cette table rase des philosophes veut dire que l’âme n’a naturellement et originairement que des facultés nues. Mais les facultés sans quelque acte, en un mot les pures puissances de l’Ecole, ne sont aussi que des fictions, que la nature ne connaît point, et qu’on n’obtient qu’en faisant des abstractions. Car où trouvera-t-on jamais dans le monde une faculté qui se renferme dans la seule puissance sans exercer acte ? il y a toujours une disposition particulière à l’action et à une action plutôt qu’à l’autre. Et outre la disposition il y a une tendance à l’action, dont même il y a toujours une infinité à la fois dans chaque sujet : et ces tendances ne sont jamais sans quelque effet. L’expérience est nécessaire, je l’avoue, afin que l’âme soit déterminée à telles ou telles pensées, et afin qu’elle prenne garde aux idées qui sont en nous ; mais le moyen que l’expérience et les sens puissent donner des idées ? L’âme a-t-elle des fenêtres, ressemble-t-elle à des tablettes ? est-elle comme de la cire ? Il est visible que tous ceux qui pensent ainsi de l’âme la rendent corporelle
dans le fond. On m’opposera cet axiome reçu parmi les philosophes, que rien n’est dans l’âme qui ne vienne des sens. Mais il faut excepter l’âme même et ses affections. Nihil est in intellectu, quod non fuerit in sensu, excipe : nisi ipse intellectus[1]. Or l’âme renferme l’être, la substance, l’un, le même, la cause, la perception, le raisonnement, et quantité d’autres notions, que les sens ne sauraient donner.
Gottfried Wilhelm LEIBNIZ,
Nouveaux essais sur l’entendement humain, Livre II, chap. 1, §2
[1] Il n’est rien dans l’entendement qui n’ait été auparavant dans la sensibilité, si ce n’est l’entendement lui-même.
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