La série 24 heures chrono, ou la normalisation par la fiction de l’état d’exception0
Je déconseille fortement aux élèves de citer une série américaine comme exemple dans une dissertation. Vous avez des références (littéraires, philosophiques, historiques) plus sérieuses.
En revanche vous pouvez citer Slavoj Zizek (philosophe slovène) ou Christian Salmon (chercheur au CNRS) lorsqu’ils expliquent commenent l’ETAT peut manipuler l’INCONSCIENT de la société par la biais de l’HISTOIRE, notamment en faussant la PERCEPTION des questions MORALES.
Je reproduis ci-dessous l’article de Christian Salmon, extrait de son livre Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits.
Le succès mondial de cette série américaine ne tient pas seulement à la nature des événements rapportés — la tentative désespérée de la section antiterroriste de Los Angeles de déjouer un attentat aux conséquences imprévisibles–, ni même au montage parallèle des différentes lignes narratives qui accentue la tension, mais à la manière dont la série utilise le temps réel pour produire un engrenage narratif et temporel, dans lequel le spectateur est pris. Chaque saison est composée de vingt-quatre épisodes d’une durée de une heure et couvre les événements d’une journée. La durée des spots publicitaires fait partie de l’écoulement du temps de l’épisode, matérialisé par la présence à l’écran d’une horloge numérique. Il y a donc une synchronie parfaite entre le temps de l’action et celui de sa perception, entre celui de la fiction et de la réalité qui supprime la distance temporelle et symbolique propre à toute représentation. Les événements sont donnés comme tout à la fois vécus et représentés, agis et perçus sans aucun recul, dans une synchronisation qui permet de fusionner le virtuel et l’actuel.
L’action ne se conjugue plus à l’imparfait de la fiction, mais dans un temps nouveau: celui de l’urgence normalisée, de l’état d’exception permanent, qui n’implique pas seulement, comme le dit le philosophe slovène Slavoj Zizek, une sorte de suspension du jugement moral — il reprend là une expression de Milan Kundera applicable au roman: « Le territoire où tout jugement moral est suspendu. » Pour Zizek, cet état d’exception prend la forme d’une injonction à pratiquer la torture comme une chose qui va de soi dans les circonstances de l’urgence normalisée, de manière décomplexée en quelque sorte, obéissant à une nouvelle loi qui autorise tout le monde à interroger tout le monde — le père son fils, le mari son épouse, la soeur son frère–, pour obtenir des informations qui concernent tout le monde. « C’est une indication alarmante, dit Zizek, du profond changement de nos valeurs éthiques et politiques. »
La question est bien là dans le caractère prescriptif des fictions hollywoodiennes et de leur fonction de légitimation d’actes anticonstitutionnels ou tout simplement immoraux. L’invention d’un modèle de société dans lequel les agents fédéraux, réels ou fictifs, doivent disposer d’une autonomie d’action suffisante pour protéger efficacement la population n’est rien d’autre que l’instauration d’un état d’exception permanent qui, ne trouvant plus sa légitimité dans le droit et la Constitution, la cherche et la trouve dans la fiction.
S’il en fallait une preuve, Antonin Scalia, juge à la Cour suprême des Etats-Unis et donc chargé du respect de la Constitution, l’a apportée en 2007, lors d’un colloque de juristes à Ottawa: il a alors justifié l’usage de la torture en se fondant non pas sur l’analyse de textes juridiques, mais sur l’exemple de…Jack Bauer! Evoquant la deuxième saison de la série, au cours de laquelle on voit le héros sauver la Californie d’une attque nucléaire grâce à des informations obtenues au cours d' »interrogatoires musclés », il n’a pas craint d’affirmer: « Jack Bauer a sauvé Los Angeles, il a sauvé des centaines de milliers de vies. Allez-vous condamner Jack Bauer? Dire que le droit pénal est contre lui? Est-ce qu’un jury va condamner Jack Bauer? Je ne le pense pas. Ainsi la question est vraiment de savoir si nous croyons en ces absolus. Et nous devons y croire. »
Qu’un juge éminent de la Cour suprême, l’institution qui est en principe le garant de la constitutionnalité des lois et des actes de l’exécutif, prétende se fonder sur une série télévisée pour juger de la validité de pratiques de torture condamnées par le droit international, instaurant ce qu’il faut bien appeler une « jurisprudence Jack Bauer », indique à quel point en est arrivée la dérive institutionnelle de l’administration Bush.
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