Le poulpe0
LE POULPE
L’intelligence pratique de l’adaptation
- Animal intelligent. Le poulpe est actuellement l’objet de diverses études. La poulpe attitude par exemple fait le point sur les recherches concernant l’intuition. Les roboticiens étudient le fonctionnement des tentacules[1] pour tâcher de comprendre cette intelligence corporelle, cette capacité pour chaque membre à appréhender son environnement et s’y adapter. Mais à l’origine, dans l’Antiquité, le poulpe était avant tout une figure de la mètis, un modèle d’intelligence rusée.
- As du camouflage. « Par téchnē, dit Oppien, les poulpes se confondent avec la roche sur laquelle ils s’appliquent[2]. » Les poulpes maîtrisent le camouflage. Mais il faut bien distinguer le camouflage du poulpe du camouflage du caméléon. Le caméléon tente de se dissimuler par peur, quand il y est contraint. Le poulpe le fait par stratégie. La pieuvre a une démarche volontaire et intentionnelle. Elle n’agit pas par lâcheté.
- « Un même artifice leur procure des aliments et les soustrait à la mort[3] ». Si le poulpe est poursuivi par un pêcheur ou un animal plus fort, il se déguise en pierre. Si un poisson faible passe à sa portée il redevient poulpe. Cette tactique doit être combinée avec une vigilance constante.
- Stratagème. La Seiche (dans la famille des céphalopodes qui comprend pieuvres et poulpes) : « Pour tromper son ennemi, pour abuser sa victime, elle [la seiche] dispose d’une arme infaillible : l’encre qui est une espèce de nuée (tholós)[4]. » La seiche crée elle-même les conditions de sa fuite. Elle peut disparaître dans la nuit comme un voleur, sauf que c’est elle qui génère la nuit propice à la fuite.
- L’appât. Poulpes et seiches utilisent un stratagème similaire à celui de la grenouille marine : ils agitent un long tentacule pour attirer les poissons.
- Mètis contre mètis. Pour prendre le poulpe, le pêcheur doit retourner contre lui son pouvoir de lier. Les pêcheurs utilisent comme appât une femelle que le poulpe enserre et ne relâche plus.
- Le poulpe « sert également de modèle à une forme d’intelligence[5] » : le polúplokon nóēma, une intelligence en tentacules[6]. Deux types d’homme représentent cette forme d’intelligence : le sophiste et le politique. « Pour le politique, prendre l’apparence du poulpe, se faire polúplokos, ce n’est pas seulement posséder un lógos de poulpe, c’est se montrer capable de s’adapter aux situations les plus déconcertantes, de prendre autant de visages qu’il y a de catégories sociales et d’espèces humaines dans la cité, d’inventer les mille tours qui rendront son action efficace dans les circonstances les plus variées.[7] ». Cyniquement on pourrait traduire que l’homme politique doit apprendre à dire à chacun ce qu’il veut entendre. Le sophiste assume cet état de fait. Celui qui maîtrise la sophistique peut défendre une thèse et son contraire.
- Mais le polútropos n’est pas l’ephēmeros. Il ne faut pas confondre l’homme qui change ses discours, par stratégie, avec l’homme inconstant. L’homme inconstant est passif, il se laisse guider. L’homme politique a ses idées mais il adapte ses discours. Cette capacité à changer d’avis selon la situation a mauvaise presse dans nos contrées : on dira d’une personne changeante qu’elle est une « girouette » et qu’on ne peut s’y fier. Mais c’est toutefois faire preuve d’une intelligence pratique que de s’adapter à la situation. Si le régime politique change, on peut bien continuer à défendre des idées mais si elles ne sont pas suivies, cela n’a aucun intérêt. Quand la situation change, il faut être capable de suivre le mouvement.
- Le général De Gaulle. S’adapter à la situation ne signifie pas renier ses valeurs morales. Quand on écrit que l’intelligence consiste à suivre le mouvement et à profiter de la nouvelle situation, on risque d’interpréter cette idée de manière excessive. On pourrait, par exemple, justifier la collaboration pendant la seconde guerre mondiale. D’un point de vue amoral, on pourrait argumenter en disant que le fait de travailler avec l’occupant pouvait apporter des avantages. Mais l’adaptation n’implique pas forcément un choix immoral. Le Général De Gaulle était connu pour être un homme de terrain, plusieurs fois blessé au cours de la première guerre mondiale. Au début de la seconde, il remporte une des rares victoires françaises avec sa division blindée. Pourtant, quand l’armistice est signé avec l’Allemagne, le général choisit de fuir en Angleterre pour lancer l’appel du 18 juin et diriger la résistance française. En apparence, il s’agit d’un repli mais le général est resté fidèle à ses convictions (combattre les nazis). Il s’est adapté à la réalité politique du moment, prenant ce qu’il pensait être la meilleure décision pour la suite.
- La Dissimulation du poulpe. Savoir dissimuler son piège, ses pensées ou encore sa propre apparence derrière un déguisement pour induire les autres en erreur. Ulysse se déguise en « personne », Kronos se cache dans les ténèbres, le chasseur se dissimule dans la végétation et le poulpe prend la couleur de la roche. La dissimulation est une attitude par rapport à son environnement qui consiste à se « fondre dans le décor », c’est-à-dire établir un rapport de connivence avec son univers. Il ne s’agit pas de forcer ou de violenter le monde. Il s’agit de se fondre dans le monde, de détourner les signes pour induire les autres en erreur. Nos armées ont développé des tenues de camouflage qui permettent à nos soldats de se fondre dans le décor. Ainsi ils peuvent surprendre leurs ennemis.
- L’infiltration. Un policier peut se déguiser en délinquant pour infiltrer un groupe de criminels. Cela fonctionne également pour les agents secrets qui cherchent à noyauter les réseaux terroristes[8]. Il faut adopter le déguisement adapté pour tromper l’ennemi. C’est la tactique Yojimbo (pour reprendre le titre d’un film de Kurosawa) : faire semblant d’être l’ami d’un groupe pour le détruire de l’intérieur. En matière de séduction, La marquise de Mertueil, dans Les liaisons dangereuses, est un excellent exemple. Elle simule une apparence de morale pour tromper tout le monde et se livrer à des activités immorales sans danger.
- Le camouflage du politique. Dans la philosophie de Machiavel, il est recommandé au prince d’avoir l’apparence des vertus pour gouverner (peu importe qu’il les ait vraiment). Même si on constate dans les faits que différents hommes politiques, toutes nationalités et toutes tendances confondues, ont pu être impliquées dans des affaires malhonnêtes, aucun ne prétendra publiquement que c’est une bonne chose.
- L’adaptation de l’enseignant. « La dimension transgressive de la ruse se manifeste sous des aspects et selon des degrés divers : s’habiller de façon exagérément sophistiquée en regard des pratiques habituelles, adopter des gestes et un ton de voix qui surjouent l’aisance (SS), ne pas faire ce qu’on est censé faire au moment prévu pour cela (FK), ne pas respecter l’organisation du travail (LV et JB).[9] » Une dimension du travail d’enseignant qui ne s’apprend pas dans les livres consiste en cette activité rusée qu’est l’adaptation. Certes on peut toujours conseiller « adaptez-vous » à un débutant mais on fait difficilement plus flou. Le professeur doit s’adapter au lieu (acoustique de la salle), à la discipline enseignée (théorique ou expérimentale), au public (novice ou confirmé), à l’état de fatigue (heure de la journée), au contexte culturel (tensions racistes entre les élèves) ou socio-économique (misère et criminalité dans le quartier) et enfin aux événements récents (mort d’un camarade, conflits). On demande à l’enseignant une adaptation plus souple que celle du poulpe et l’article cité mettait l’accent sur le costume, l’attitude et la voix. L’enseignante citée se « déguise » pour travailler. Elle choisit le costume le mieux adapté à son travail.
- « Se travestir, c’est se déguiser pour dissimuler sa véritable nature. L’artifice est là pour tromper. À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler certains épisodes narratifs des enfances de Dionysos et d’Achille ». « D’autres textes sont encore plus explicites et lient clairement le travestissement d’adolescents à une prouesse associée à la ruse. En effet, pour un adolescent, porter des atours féminins n’est pas sans rapport avec la ruse. Ainsi, le travestissement légendaire de deux jeunes gens, déjà efféminés, en jeunes filles avant le départ de Thésée pour la Crète relève de la ruse. »[10]
- Le mythe d’Aspalis : la ruse du déguisement. « Le mythe d’Aspalis raconte, ainsi, les exploits d’un jeune adolescent déguisé en fille. Il relate l’histoire d’Astygitès qui, encore enfant, veut venger la mort de sa soeur, suicidée par pendaison de peur que le tyran de la ville ne l’enlève et ne la viole comme il avait l’habitude de le faire avec ses sujettes en âge de se marier. À cette fin, le jeune homme revêt les habits de sa soeur et, armé d’une épée qu’il a glissé le long de son flanc gauche, s’introduit dans la maison du tyran qu’il tue. Tous les citoyens célèbrent ce haut fait ; une statue est élevée en l’honneur d’Aspalis, désormais honorée sous l’épiclèse de Aspalis Ameilité Hécaergé. »[11]
- Hercule, l’homme déguisé en femme. « De retour de Troie, Héra fit échouer Héraclès au cap Lakètèr. Le héros y affronte les Méropes. Mais, submergé par leur nombre, il se réfugie chez une femme thrace, où il échappe aux regards en se dissimulant sous un vêtement féminin. Plus tard, victorieux des Méropes et purifié, il épouse Kalkhiopè et revêt un manteau brodé de fleurs. »[12] On termine par ce mythe intéressant. Héraclès incarne d’ordinaire l’idéal viril du guerrier qui déploie une force colossale. Pourtant, il est prêt à ruser en se déguisant. On soulignera qu’il ne s’agit pas de n’importe quel déguisement puisqu’il se travestit en femme (opérant comme Mètis un va-et-vient entre les deux genres).
- S’adapter aux circonstances. Le poulpe s’adapte à son environnement quand il se camoufle. Le sophiste s’adapte à son auditoire. Le guerrier s’adapte à l’ennemi. La mètis consiste à s’adapter aux circonstances concrètes. La navigateur travaille à partir des circonstances. Ulysse invente des solutions à partir de la situation. La mètis consiste à opérer cette adaptation entre ce qui est pensé et ce qui est réalisé. La mètis est à la fois intelligence théorique et pratique. Mais elle ne se limite pas à l’action individuelle.
- La stratégie.
« La stratégie est l’art de faire la guerre sur la carte, d’embrasser tout le théâtre de la guerre ; la tactique est l’art de combattre, de placer ses forces selon les localités et de les mettre en action dans l’étendue du champ de bataille. »
Général suisse Jomini (1779-1869)
S’il s’agit de s’adapter en permanence, les armées et les entreprises doivent également le faire. Le développement des enquêtes de satisfaction est un outil qui permet à un groupe d’analyser rapidement les satisfactions et les désirs de ses clients pour s’y adapter. Ainsi Apple utilise le service Net Promoter Score©. Cet outil de mesure, développé par le professeur Fred Reichfeld (avec le cabinet de conseil Bain & Company), évalue la propension des clients à recommander les produits d’une marque. Cela permet à la compagnie de tenir compte des avis des clients pour anticiper sur les ajustements nécessaires.
- Le Pouvoir de lier et de délier. Toutes les divinités possèdent ce double pouvoir du poulpe. On peut lier, entraver, museler un adversaire avec sa mètis comme un sophiste peut lier un adversaire avec ses discours. De la même manière, celui qui sait lier sait délier, démonter les entraves. Cette attitude est un rapport aux autres et au monde. C’est la capacité de lier, d’entraver, donc de réduire la mobilité et les options de l’autre. C’est le principe du filet. Immobiliser l’animal pour qu’il ne puisse plus utiliser sa mobilité.
- Adaptations à d’autres domaines. On peut lier en sens physique en attachant quelqu’un. Par exemple, dans les arts martiaux, il existe un grand nombre de techniques à base de clés qui permettent de contrôler ou d’immobiliser quelqu’un. Mais on peut également lier quelqu’un à distance. Hermès parvient à lier Apollon en liant son sort à celui des bœufs. De la même manière, si vous possédez des otages ou un secret douteux vous pouvez lier quelqu’un en le faisant chanter. On peut également lier quelqu’un en argumentation quand on le domine. Du point de vie économique on peut aussi lier un adversaire pour l’empêcher d’agir : un blocus.
- Critiques de la flexibilité. Demander aux humains de s’adapter aux circonstances semble facile sur un plan théorique pourtant différentes études soulignent les conséquences négatives engendrées par une trop grande flexibilité. Ainsi le sociologue américain Richard Sennett critique[13]la déqualification du travail et les conséquences humaines de cette dernière. Alors que la flexibilité était considérée depuis John Stuart Mill comme une qualité des entrepreneurs, le sociologue montre que le néo-capitalisme, ses changements incessants et ses réorganisations vont rendre « illisible » le travail en tant qu’appartenance sociale. Le jeune ose prendre des risques, il s’adapte alors que le vieux est rigide, dépassé. L’étude de Sennett montre que la flexibilité n’est pas une solution magique toutefois il s’agira de ne pas confondre l’attitude mentale avec une organisation sociétale qui est constitutivement désorganisation permanente.
[1] Justin Mullins, New Scientist, article du 12 janvier 2012
[2] Oppien, Hal., II, 232-233
[3] Detienne et Vernant, Op. Cit., p 35
[4] Ibid., p 46
[5] Ibid., p 47
[6] Arist., Thesmoph., 462-463
[7] Detienne et Vernant, Op. cit., p 48
[8] Les chiffres exacts sont évidemment tenus secrets par nos services de renseignement mais on sait que la France a évité depuis 2000 une dizaine d’attentats. Il ne s’agit pas d’opérations musclées et médiatiques comme la libération d’otages mais des opérations de renseignement.
[9] Françoise Lantheaume, « L’activité enseignante entre prescription et réel ; ruses, petits bonheurs, souffrance » in Éducation et Sociétés, n° 19/2007/1
[10] « Les atours féminins des hommes : quelques représentations du masculin-féminin dans le monde grec antique. Entre initiation, ruse, séduction et grotesque, surpuissance et déchéance » de Florence Gherchanoc
Revue historique, CCCV/4
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Le Travail sans qualité : les conséquences humaines de la flexibilité, Albin Michel, 2000