Le retournement du renard0
LE RENARD
La rationalité pratique du renard : le retournement
- Méthode contre-intuitive. Face à un problème qui résiste, on est tenté d’insister. C’est un réflexe. Si le fer ne fond pas, alors on chauffe plus fort. Si la muraille adverse tient bon, alors il faut envoyer un plus gros rocher. Si la production journalière n’est pas suffisante, alors il faut faire travailler les employés plus longtemps. Ainsi on considère que pour surmonter un problème il faut faire plus. La figure du renard propose la solution opposée : faire l’inverse.
- Cette attitude peut paraître paradoxale. Il faudrait fuir pour prendre un château ? Monter les prix pour vendre ? Baisser les cadences de travail pour produire plus ? Peut-on envisager qu’il faille parfois prendre l’option opposée pour atteindre un objectif ?
- L’effet Concorde. Nous sommes tentés de penser que pour résoudre un problème, il suffit d’accroître l’effort ou l’argent investi. Mais en prenant systématiquement ce parti, nous glissons dans le biais cognitif du sophisme des coûts irrécupérables. Par exemple, voulez-vous assister à la fin d’un spectacle ennuyeux ? Imaginons un spectateur qui a déboursé cinquante euros pour assister à une pièce de trois heures. Au bout d’une heure, il réalise la médiocrité du spectacle et le gaspillage de son argent. Doit-il se forcer à rester ? Les entreprises sont confrontées au même problème. Après avoir investi des millions dans une campagne publicitaire ou un département de recherche, en vain, que faut-il faire ? Faut-il continuer à engloutir des fortunes, en supposant que « ce qui ne marche pas » va marcher, et se persuader qu’on n’a pas agi en vain ? Ou reconnaître l’échec et limiter les dégâts ? L’attitude qui consiste à s’entêter peut s’expliquer par une volonté de paraître cohérent. La France et l’Angleterre savaient que l’exploitation du Concorde ne serait pas rentable et pourtant se sont entêtés et ont poursuivi les investissements. Cette attitude est cohérente, dans la continuité, mais est-elle rationnelle ? L’intelligence ne consiste-t-elle pas au contraire à interrompre une activité quand elle est jugée vaine et à opter pour une autre voie ?
- La figure du renard. Le goupil incarne la ruse dans l’imaginaire français. Le héros éponyme du Roman de Renard, au treizième siècle, a si bien marqué les esprits qu’il a légué son nom à l’animal. Mais avant le Moyen-âge français, dès l’Antiquité grecque, l’animal se pose comme une figure essentielle de l’intelligence : « Le renard a dans son sac mille tours, mais sa ruse culmine dans ce qu’on peut appeler la conduite du retournement.[1] » Que signifie ce « retournement » ? C’est d’abord un changement brusque physique : de direction ou d’orientation, et ensuite intellectuel : d’attitude ou d’opinion.
- Alterner la vie et la mort. Oppien décrit plusieurs ruses du renard. L’animal peut s’étendre par terre et faire le mort. Quand les oies l’attaquent, il se réveille et les prend au piège. Cette ruse est comparable à celle qu’utilise Renart dans la branche III du roman éponyme. Renart fait le mort pour que les marchands le ramassent et le rangent parmi le stock de poissons.
- Insaisissable. Maîtriser le retournement, et donc le changement brusque de trajectoire, rend fuyant. D’après Oppien, le renard vit dans une tanière avec sept entrées, ce qui le rend insaisissable. Il peut flairer les pièges. Oppien utilise le verbe olisthànein pour comparer le renard au corps d’un athlète frotté d’huile qui glisse entre les mains adverses.
- Alterner devant/derrière. Autre astuce du renard. Pour chasser les outardes (poissons), il se retourne et agite la queue. Après avoir attiré ses proies, il se retourne et attaque.
- Alterner sur les pattes/sur le dos. Si un aigle fond sur lui, le renard se renverse. L’aigle est trompé, le renard lui échappe. Le renard maîtrise toutes les formes de retournements : devant/derrière, mort/vivant, sur le ventre/sur le dos. Il opère un jeu de bascule entre des catégories opposées.
- Mélissos le lutteur. Pindare fait l’éloge d’un vainqueur au pancrace : Mélissos de Thèbes. C’est un lion doublé d’un renard car il maîtrise le retournement. L’exemple le plus parlant pour illustrer cette capacité de retournement se trouvera dans la lutte ou la lutte au sol (et plus tard dans le judo) dans lesquelles de nombreuses techniques permettent de retourner les poussées contre l’adversaire en pratiquant différents retournements. Ces sports démontrent de facto qu’il faut être capable de changer rapidement de trajectoire ou de posture pour vaincre un adversaire. Il ne suffit pas d’aller toujours dans le même sens. Ce type de raisonnement peut être très facilement assimilé. Par exemple, dès le cycle 1 (école maternelle), en motricité les élèves pratiquement l’exercice « retourner les tortues ». il s’agit pour un enfant de faire tomber un camarade à quatre pattes. Spontanément la majorité des élèves tentent de pousser pour renverser la « tortue » mais ils comprennent rapidement qu’il vaut mieux faire mine de pousser puis tirer à eux le camarade pour le renverser. S’entêter dans une voie ne suffit pas pour triompher d’un problème.
- Le Retournement. Le renard symbolise cette conduite du retournement. Faire une chose puis, brusquement, son contraire. Le retournement est plus que la duplicité ou le déguisement puisqu’on peut instantanément faire une chose puis son contraire et à nouveau le contraire du contraire. L’affrontement entre deux judokas consiste justement à alterner pousser-tirer pour surprendre l’adversaire. La conduite du retournement est une attitude feinte et un rapport au temps puisqu’il s’agit de choisir avec soin le moment du retournement. Le renard se retourne quand sa proie est à portée. Le retournement consiste à s’adapter à la difficulté au bon moment, il est donc directement corrélé à d’autres attitudes mentales que sont l’adaptation (du poulpe) et la faculté à saisir le kaïros.
- L’exemple Merkel. Un homme politique peut pratiquer le retournement en choisissant de changer de position à 180° quand la situation l’exige. Cela peut paraître extrêmement dérangeant au premier abord. Pourrions-nous faire confiance à un dirigeant qui promet quelque chose puis fait le contraire le lendemain ? Ce serait l’occasion de pérorer sur l’inconstance des femmes : « Souvent femme varie, bien fou qui s’y fie ». Tout bon politique, lecteur de Machiavel, sait que le prince ne peut passer pour un inconstant et qu’il doit se montrer ferme. Alors pourquoi rencontrer des personnages, capables de changer d’opinion ? Prenons l’exemple de la chancelière allemande Angela Merkel sur les questions écologiques. Ministre des énergies, elle défendait l’énergie nucléaire, en sachant qu’elle serait la voie la plus rationnelle pour l’Allemagne. Au moment des élections, Angela Merkel a choisi de s’allier aux écologistes, anti-nucléaires. La candidate a donc choisi de changer ses positions et de présenter une position radicalement différente. En un sens, ce changement pourrait passer pour de l’inconstance mais il s’agit d’un retournement par adaptation. Pour viser la victoire, il fallait s’adapter aux forces en présence et ce choix s’est avéré payant puisque Merkel a remporté les élections. En 2012, après la crise de Fukushima, sous la pression de l’opinion publique, le gouvernement allemand a choisi la sortie rapide du nucléaire. C’est encore un changement d’orientation. Même si la chancelière sait que le nucléaire est la voie la plus sûre à long terme et que les centrales allemandes ne sont pas dangereuses, elle choisit de s’adapter à la situation.
- Le merkievelisme : l’hésitation comme méthode de domestication. A l’occasion d’une interview pour Philosophie Magazine[2], Ulrich Beck expliquait sa critique du système germanique dans son dernier ouvrage Non à l’Europe Allemande. D’abord le sociologue pointe les influences culturelles qui poussent les Allemands à exporter leur modèle d’austérité : l’universalisme kantien, la réunification réussie des années 90 et le puritanisme protestant. Puis il explique la méthode gouvernance de la chancelière : elle rétorque clairement « non », puis propose une réponse mitigée assortie de conditions avant de terminer par un « oui ». Faut-il y voir de l’inconstance ? Bien sûr que non. Je notais précédemment que le prince de Machiavel doit faire montre d’une certaine constance mais Ulrich Beck ne s’y trompe pas quand il fait de Merkel la digne héritière de Machiavel. La chancelière use de la stratégie du renard. En tournant le dos, en opposant un refus, elle établit et rappelle le pouvoir de l’Allemagne (puisque rien ne peut se faire en Europe sans ce pays), puis elle peut opérer un retournement et se montrer favorable.
- Combat. En stratégie militaire, on peut comme le renard tourner le dos puis se retourner. On peut également faire le mort avant de se relever (principe des « cellules dormantes »). Les exemples sont légions dans l’histoire de la stratégie de forces armées qui opèrent un brusque changement de direction pour prendre l’adversaire par surprise. Par exemple, dans le cas d’Austerlitz, Napoléon avait simulé un début de retraite, abandonnant l’avantage du terrain à ses adversaires, avant de faire volte-face.