Aristote: A quelle condition un échange est-il possible ?0

Posted on juin 6th, 2013 in En terminale

Prenons, par exemple, un architecte A, un cordonnier B, une maison C, une chaussure D. Il faut que l’architecte reçoive du cordonnier le travail de celui-ci, et qu’il lui donne en échange le sien […] Toutefois, il est indispensable auparavant de rendre [leurs travaux] égaux. Aussi faut-il que toutes choses soient en quelque façon comparables, quand on veut les échanger. C’est pourquoi on a recours à la monnaie, qui est, pour ainsi dire un intermédiaire. Elle mesure tout, la valeur supérieure d’un objet et la valeur inférieure d’un autre, par exemple combien il faut de chaussures pour équivaloir à une maison ou à l’alimentation d’une personne, faute de quoi, il n’y aura ni échange, ni communauté de rapports. Ce rapport ne serait pas réalisé, s’il n’existait aucun moyen d’établir l’égalité entre des choses dissemblables. Il est donc nécessaire de se référer pour tout à une mesure commune comme nous l’avons dit plus haut. Et cette mesure, c’est exactement le besoin que nous avons les uns des autres, lequel sauvegarde la vie sociale ; car sans besoin, et sans besoins semblables, il n’y aurait pas d’échanges, ou les échanges seraient différents. La monnaie est devenue, en vertu d’une convention, pour ainsi dire, un moyen d’échange pour ce qui nous fait défaut. C’est pourquoi on lui a donné le nom de nomisma parce qu’elle est d’institution, non pas naturelle, mais légale (nomos : loi), et qu’il est en notre pouvoir, soit de la changer, soit de décréter qu’elle ne servira plus.

ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, trad. R. Bodéïs, GF

 

Dans cet extrait, Aristote aborde la question de l’origine de la monnaie. Pourquoi a-t-elle remplacé le troc ? La réponse tient au fait que la monnaie représente un équivalent symbolique des termes d’un échange (biens ou services), qui a l’avantage d’être divisble et non périssable, et donc de permettre une « capitalisation » (une conservation de ces mêmes termes).

Il est nécessaire, nous dit le texte, d’établir d’abord une relation d’égalité entre l’objet produit par le travail de l’un (par exemple celui d’un architecte) et par celui de l’autre (par exemple celui d’un coordonnier). La mise en équation des objets, sous la dimension monétaire doit se faire selon la formule : objet A = x objets B (par exemple une maison égale tant de chaussures). Cette étape est donc capitale car elle revient à exprimer la valeur d’une marchandise dans une autre marchandise. Cette mise en équation ne devient effective que grâce à la médiation de la monnaie qui va rendre l’hétérogénéité des termes de l’échange homogène c’est-à-dire « comparable ». En se substituant, par équivalence numérique, aux choses, la monnaie va rendre ces choses « commensurables » et c’est la « communauté de rapports » qu’elle instaure qui va permettre de mesurer la valeur de chacun des deux objets (la maison, la chaussure) l’un par rapport à l’autre. La monnaie est donc essentiellement une médiation instituée, une création purement humaine qui se surajoute à l’hétérogénéité du monde des choses. Puisqu’elle est une création humaine (et non naturelle) nous pouvons la changer.

Cetexte s’oppose d’abord à ceux qui ont critiqué l’invention de la monnaie t prôné un retour à une forme de troc. Aristote montre pourquoi la monnaie est une institution nécessaire et indépassable, sans laquelle l’échange n’est pas vraiment possible. Mais ce texte contient également les germes d’une critique de fond du capitalisme. En insistant sur la valeur purement médiatrice de la monnaie, qui sert d’étalon pour la mesure et d’échangeur pour les biens, Aristote critique en même temps les pratiques qui font de l’argent un usage absolu (les activités « chrématistiques » où l’argent produit de l’argent, comme dans le cas du prêt à intérêt).

 

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