Spinoza: L’illusion finaliste0
A quelles conditions la science de la nature est-elle possible ? A condition de renoncer aux explications finalistes, répond Spinoza. La croyance selon laquelle la nature agit en vue de fins est irrationnelle. Elle renverse l’ordre réel des choses et entretient l’obscurantisme.
Maintenant, pour montrer que la nature n’a pas de fin qui lui soit prescrite, et que toutes les causes finales ne sont que des fictions humaines, il n’est pas besoin de beaucoup. […] J’ajouterai pourtant ceci, encore : que cette doctrine relative à la fin renverse totalement la nature. Car, ce qui, en vérité, est cause, elle le considère comme un effet, et vice versa. […] Et il ne faut pas négliger ici que les Sectateurs de cette doctrine, qui ont voulu faire montre de leur esprit en assignant les fins des choses, ont, pour prouver cette doctrine qui est la leur,
introduit une nouvelle manière d’argumenter : la réduction non à l’impossible, mais à l’ignorance […]. Car si par [exemple] une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un, et l’a tué, c’est de cette manière qu’ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme. […] Tu répondras peut-être que c’est arrivé parce que le vent a soufflé, et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront, pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment-là ? pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment ? Si de nouveau tu réponds que le vent s’est levé à ce moment-là parce que la mer, la veille, par un temps encore calme, avait commencé à s’agiter ; et que l’homme avait été invité par un ami ; de nouveau ils insisteront, car poser des questions est sans fin, et pourquoi la mer s’était-elle agitée ? pourquoi l’homme avait-il été invité pour ce moment-là ? et c’est ainsi de proche en proche qu’ils ne cesseront de demander les causes des causes, jusqu’à ce que tu te réfugies dans la volonté de Dieu, c’est-à-dire dans l’asile de l’ignorance. […] Et de là vient que qui recherche les vraies causes des miracles, et s’emploie à comprendre les choses naturelles comme un savant, au lieu de les admirer comme un sot, est pris un peu partout pour un hérétique et un impie, et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme des interprètes de la nature et des Dieux. Car ils savent bien [que,] une fois supprimée l’ignorance, la stupeur, c’est-à-dire le seul moyen qu’ils ont pour argumenter et maintenir leur autorité, est supprimée.
SPINOZA, Ethique, Livre I, Appendice
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