Ricoeur : Qu’est-ce qu’un texte, qu’est-ce que lire ?0
Une parole n’a qu’une permanence réduite et reste captive des circonstances où elle a été prononcée. L’écrit, lui, se libère de ces deux contraintes. Dès lors, il devient disponible pour une lecture nécessairement ouverte et plurielle. Ce que l’auteur a voulu dire n’est pas plus figé que ce que le lecteur voudra lire. Il n’y a donc pas de sens unique…
La médiation par les textes semble restreindre la sphère de l’interprétation à l’écriture et à la littérature au détriment des cultures orales. Cela est vrai. Mais, ce que la définition perd en extension, elle le gagne en intensité. L’écriture, en effet, ouvre des ressources originales au discours […] d’abord en l’identifiant à la phrase (quelqu’un dit quelque chose sur quelque chose à quelqu’un), puis en le caractérisant par la composition des suites de phrases en forme de récit, de poème ou d’essai. Grâce à l’écriture, le discours acquiert une triple autonomie sémantique : par rapport à l’intention du locuteur, à la réception de l’auditoire primitif, aux circonstances économiques, sociales, culturelles de sa production. C’est en ce sens que l’écrit s’arrache aux limites du dialogue face à face et devient la condition du devenir-texte du discours. Il revient à l’herméneutique d’explorer les implications de ce devenir-texte pour le travail de l’interprétation.
La conséquence la plus importante est qu’il est mis définitivement fin à l’idéal cartésien, fichtéen, et, pour une part aussi, husserlien, d’une transparence du sujet à lui-même. Le détour par les signes et par les symboles est à la fois amplifié et altéré par cette médiation par des textes qui s’arrachent à la condition intersubjective du dialogue. L’intention de l’auteur n’est plus immédiatement donnée comme veut l’être celle du locuteur dans une parole sincère et directe. Elle doit être reconstruite en même temps que la signification du texte lui-même , comme le nom propre donné au style singulier de l’œuvre. Il n’est donc plus question de définir l’herméneutique par la coïncidence entre le génie du lecteur et le génie de l’auteur. L’intention de l’auteur, absent de son texte, est elle-même devenue une question herméneutique. Quant à l’autre subjectivité, celle du lecteur, elle est autant l’œuvre de la lecture et le don du texte qu’elle est le porteur des attentes avec lesquelles ce lecteur aborde et reçoit le texte. […] Se comprendre, c’est se comprendre devant le texte et recevoir de lui les conditions d’un soi autre que le moi qui vient à la lecture. Aucune des deux subjectivités, ni celle de l’auteur, ni celle du lecteur, n’est donc première au sens d’une présence originaire de soi à soi-même.
Paul RICOEUR, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique
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