Platon : Peut-on comprendre la réalité comme un simple agencement mécanique d’éléments matériels ?0

Posted on novembre 23rd, 2012 in En terminale

 Platon, par la bouche de Socrate, dénonce ici le caractère réducteur d’une telle conception.

Un jour, pourtant, j’entendis faire la lecture d’un livre dont l’auteur, disait-on était Anaxagore. On y affirmait que c’est l’intelligence qui est cause ordonnatrice et universelle. Cette cause-là, elle me plut beaucoup. Il me semblait que c’était une bonne chose, en un sens, que ce soit l’intelligence qui soit cause de tout ; et je pensais : s’il en est ainsi, si c’est l’intelligence qui met en ordre, elle doit ordonner toutes choses et disposer chacune de la meilleure manière possible. Celui donc qui voudrait découvrir comment chaque chose vient à exister, périt, ou est devrait aussi découvrir quelle est la meilleure manière pour cette chose d’être, ou de subir ou de produire quelque action que ce soit. En m’appuyant sur ce raisonnement, j’estimais que le seul objet d’examen qui convienne à un homme, c’était – qu’il s’agisse de lui-même ou de tout le reste – le meilleur et le mieux. Et qu’il en aurait, du même coup, le savoir du pire, car c’est une même science qui s’attache aux deux. Voilà à quoi je réfléchissais et, tout content, je croyais avoir découvert en Anaxagore un maître capable de m’enseigner la cause de tout ce qui est, une cause en accord avec mon intelligence à moi ! Il allait d’abord m’expliquer si la Terre est plate ou ronde : puis, après me l’avoir expliqué, il ne manquerait pas de m’en exposer tout au long la cause et la nécessité, en me disant ce qui était le meilleur, et pourquoi il est meilleur pour elle d’être telle qu’elle est. Et s’il m’affirmait qu’elle est au centre du monde, il m’exposerait aussi en détail combien il est meilleur pour elle d’être au centre. Et pour peu qu’il m’apportât ces révélations, j’étais tout prêt à ne plus désirer désormais d’autre espèce de cause. […] Aussi, c’est tout plein de zèle que je pris son livre, et je le lus aussi rapidement que j’en étais capable, afin d’acquérir au plus vite la science du meilleur et du pire. Cette magnifique espérance, il m’a fallu la quitter, ami, et je suis tombé de mon haut ! Car, en lisant plus avant, je vois un homme qui de son intelligence ne fait aucun usage ! Il ne lui attribue pas la moindre responsabilité quant à l’arrangement des choses, mais ce sont les actions des airs, des éthers, des eaux qu’il invoque comme causes, avec celles d’autres réalités aussi variées que déconcertantes ! Bref, voici à quoi il me faisait penser : c’était tout à fait comme si un homme disait d’abord que tout ce que fait Socrate, il le fait grâce à son intelligence ; et qu’ensuite, se mettant à énumérer les causes de chacune de mes actions, il affirmait en premier que je suis, maintenant, assis là, parce que mon corps est constitué d’os et de muscles ; que les os sont solides, qu’ils sont par nature séparés et articulés les uns aux autres ; que les muscles, eux, peuvent se tendre et se détendre et qu’avec les chairs et la peau (qui maintient tout cela ensemble) ils enveloppent les os ; que donc, du fait que les os jouent dans leurs jointures, c’est le relâchement ou la contraction des muscles qui, en somme, font que je suis capable à cet instant de fléchir mes membres ; et que telle est la cause en vertu de laquelle, m’étant plié de la sorte, je me trouve assis où je suis.

PLATON, Phédon, 97d-98d

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