Platon: le mythe d’Aristophane0

Posted on novembre 23rd, 2012 in En terminale

Oui et premièrement, il y avait trois catégories d’êtres humains et non pas deux comme maintenant, à savoir le mâle et la femelle. Mais il en existait encore une troisième, qui participait des deux autres, dont le nom subsiste aujourd’hui, mais qui, elle, a disparu. En ce temps-là en effet, il y avait l’androgyne, un genre distinct qui, pour le nom comme pour la forme, faisait la synthèse des deux autres, le mâle et la femelle. Aujourd’hui, cette catégorie n’existe plus, et il n’en reste qu’un nom tenu pour infamant.

            Deuxièmement, la forme de chaque être humain était celle d’une boule, avec un dos et des flancs arrondis. Chacun avait quatre mains, un nombre de jambes égal à celui des mains, deux visages sur un cou rond avec, au-dessus de ces deux visages en tout point pareils et situés à l’opposé l’un de l’autre, une tête unique pourvue de quatre oreilles. En outre, chacun avait deux sexes et tout le reste à l’avenant, comme on peut se le représenter à partir de ce qui vient d’être dit.

[…] leur vigueur et leur force étaient redoutables, et leur orgueil était immense. Ils s’en prirent aux dieux, et ce que Homère raconte au sujet d’Ephialte et d’Otos, à savoir qu’ils entreprirent l’escalade du ciel dans l’intention de s’en prendre aux dieux, c’est à ces êtres qu’il convient de le rapporter.

C’est alors que Zeus et les autres divinités délibérèrent pour savoir ce qu’il fallait en faire ; et ils étaient bien embarrassés. Ils ne pouvaient en effet ni les faire périr et détruire leur race comme ils l’avaient fait pour les Géants en les foudroyant – car c’eût été la disparition des honneurs et des offrandes qui leur venaient des hommes –, ni supporter plus longtemps leur impudence. Après s’être fatigué à réfléchir, Zeus déclara : « Il me semble, dit-il, que je tiens un moyen pour que, tout à la fois, les êtres humains continuent d’exister et que, devenus plus faibles, ils mettent un terme à leur conduite déplorable. En effet, dit-il, je vais sur-le-champ les couper chacun en deux ; en même temps qu’ils seront plus faibles, ils nous rapporteront davantage, puisque leur nombre sera plus grand. Et ils marcheront en position verticale sur deux jambes […]. »

            Quand il avait coupé un être humain, il demandait à Apollon de lui retourner du côté de la coupure le visage et la moitié du cou, pour que, ayant cette coupure sous les yeux, cet être humain devînt modeste ; il lui demandait aussi de soigner les autres blessures. Apollon retournait le visage et, ramenant de toutes parts la peau sur ce qu’on appelle à présent le ventre, procédant comme on le fait avec les bourses à cordons, il l’attachait fortement au milieu du ventre en ne laissant qu’une cavité, ce que précisément on appelle le « nombril ».

Puis il effaçait la plupart des autres plis en les lissant et il façonnait la poitrine, en utilisant un outil analogue à celui qu’utilisent les cordonniers pour lisser sur la forme les plis du cuir. Il laissa pourtant subsister quelques plis, ceux qui se trouvent dans la région du ventre, c’est-à-dire du nombril, comme un souvenir de ce qui était arrivé dans l’ancien temps.

            Quand donc l’être humain primitif eut été dédoublé par cette coupure, chaque morceau, regrettant sa moitié, tentait de s’unir à nouveau à elle. Et, passant leurs bras autour l’un de l’autre, ils s’enlaçaient mutuellement, parce qu’ils désiraient se confondre en un même être, et ils finissaient par mourir de faim et de l’inaction causée par leur refus de rien faire l’un

sans l’autre. Et, quand il arrivait que l’une des moitiés était morte tandis que l’autre survivait, la moitié qui survivait cherchait une autre moitié, et elle s’enlaçait à elle, qu’elle rencontrât la moitié d’une femme entière, ladite moitié étant bien sûr ce que maintenant nous appelons une « femme », ou qu’elle trouvât la moitié d’un « homme ». Ainsi l’espèce s’éteignait.

            Mais, pris de pitié, Zeus s’avise d’un autre expédient : il transporte les organes sexuels sur le devant du corps de ces êtres humains. Jusqu’alors en effet, ils avaient ces organes eux aussi sur la face extérieure de leur corps ; aussi ce n’est pas en s’unissant les uns les autres, qu’ils engendraient et se reproduisaient mais, à la façon des cigales en surgissant de la terre. Il transporta donc leurs organes sexuels à la place où nous les voyons, sur le devant, et ce faisant il rendit possible un engendrement mutuel, l’organe mâle pouvant pénétrer dans l’organe femelle. Le but de Zeus était le suivant. Si, dans l’accouplement, un homme rencontrait une femme, il y aurait génération et l’espèce se perpétuerait ; en revanche, si un homme tombait sur un homme, les deux êtres trouveraient de toute façon la satiété dans leur rapport, ils se calmeraient, ils se tourneraient vers l’action et ils se préoccuperaient d’autre chose dans l’existence.

            C’est donc d’une époque aussi lointaine que date l’implantation dans les êtres humains de cet amour, celui qui rassemble les parties de notre antique nature, celui qui de deux êtres tente de n’en faire qu’un seul pour ainsi guérir la nature humaine.

Platon, Le Banquet, 189d-191d : le mythe d’Aristophane

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