Kant: Mathématique et philosophie0
La démarche philosophique ne peut être assimilée à la démarche mathématique, parce qu’elle appréhende ses objets à travers les seuls concepts, sans rapport immédiat à une intuition qui correspondrait à ces concepts. La démonstration implique que la chose même se montre.
DES DEMONSTRATIONS. ― Seule une preuve apodictique[1], en tant qu’elle est intuitive[2], peut s’appeler démonstration. L’expérience nous apprend bien ce qui est, mais non ce qui est ne puisse pas être autrement. Aussi les arguments empiriques ne peuvent-ils fournir aucune preuve apodictique. Mais la certitude intuitive, c’est-à-dire l’évidence, ne peut jamais résulter de concepts a priori (dans la connaissance discursive), quelque apodictiquement certain que puisse être, d’ailleurs, le jugement. Il n’y a donc que la mathématique qui contienne des démonstrations, parce qu’elle ne dérive pas sa connaissance de concepts, mais de la construction des concepts, c’est-à-dire de l’intuition qui peut être donnée a prioricomme correspondante aux concepts. La méthode algébrique elle-même avec ses équations d’où elle tire par réduction la vérité en même temps que la preuve, si elle n’est pas sans doute une construction géométrique, est cependant une construction caractéristique où, à l’aide de
signes, on représente les concepts dans l’intuition, surtout ceux du rapport des quantités et où, sans même envisager le côté heuristique[1], tous les raisonnements sont garantis contre l’erreur par cela seul que chacun d’eux est mis devant les yeux. La connaissance philosophique, au contraire, est privée nécessairement de cet avantage, puisqu’elle doit toujours considérer le général in abstracto (au moyen de concepts), tandis que la mathématique peut le considérer in concreto (dans l’intuition singulière) et, cependant, au moyen d’une représentation pure a priori, par où tout faux pas devient visible. Aussi donnerais-je plus volontiers aux preuves philosophiques le nom de preuves acroamatiques (discursives) , parce qu’elles ne peuvent être faîtes que par de simples mots (par l’objet en pensée), plutôt que celui de démonstrations, puisque ces dernières, comme déjà l’expression l’indique, pénètrent dans l’intuition de l’objet.
KANT, Critique de la raison pure, partie II, chap 1, section 1, §3
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