Barnard: les deux sens du mot « expérience »0
Avoir de l’expérience, est-ce la même chose que faire des expériences ? Dans le premier cas, il s’agit simplement de savoir raisonner sur les faits, y compris les faits de tous les jours ; dans le second, il s’agit de se livrer à une recherche pour confirmer une hypothèse. Être un expérimentateur signifie autre chose qu’être expérimenté. Mais, quel que soit son sens, l’expérience reste toujours le point d’appui d’un esprit rationnel.
Dans la langue française, le mot expérience au singulier signifie d’une manière générale et abstraite l’instruction acquise par l’usage de la vie. Quand on applique à un médecin le mot expérience pris au singulier, il exprime l’instruction qu’il a acquise par l’exercice de la médecine. Il en est de même pour les autres professions, et c’est dans ce sens que l’on dit qu’un homme a acquis de l’expérience, qu’il a de l’expérience. Ensuite on a donné par extension et dans un sens concret le nom d’expériences aux faits qui nous fournissent cette instruction expérimentale des choses. […]
Quand on parle d’une manière concrète, et quand on dit faire des expériences ou faire des observations, cela signifie qu’on se livre à l’investigation et à al recherche, que l’on tente des essais, des épreuves, dans le but d’acquérir des faits dont l’esprit, à l’aide du raisonnement, pourra tirer une connaissance ou une instruction.
Quand on parle d’une manière abstraite et quand on dit s’appuyer sur l’observation et acquérir de l’expérience, cela signifie que l’observation est le point d’appui de l’esprit qui raisonne, et l’expérience le point d’appui de l’esprit qui conclut ou mieux encore le fruit d’un raisonnement juste appliqué à l’interprétation des faits. D’où il suit que l’on peut acquérir de l’expérience sans faire des expériences, par cela seul qu’on raisonne convenablement sur les faits bien établis, de même que l’on peut faire des expériences et des observations sans acquérir de l’expérience, si l’on se borne à la constatation des faits. […]
« L’expérience, dit Goethe, corrige l’homme chaque jour. » Mais c’est parce qu’il raisonne juste et expérimentalement sur ce qu’il observe ; sans cela il ne se corrigerait pas. L’homme qui a perdu la raison, l’aliéné, ne s’instruit plus par l’expérience, il ne raisonne plus expérimentalement. L’expérience est donc le privilège de la raison. […]
Nous donnerons au mot expérience, en médecine expérimentale, le même sens général qu’il conserve partout. Le savant s’instruit chaque jour par l’expérience ; par elle il corrige incessamment ses idées scientifiques, ses théories, les rectifie pour les mettre en harmonie avec un nombre de faits de plus en plus grands, et pour approcher ainsi de plus en plus de la vérité.
On peut s’instruire, c’est-à-dire acquérir de l’expérience sur ce qui nous entoure, de deux manières, empiriquement et expérimentalement. Il y a d’abord une sorte d’instruction ou d’expérience inconsciente et empirique, que l’on obtient par la pratique de chaque chose. Mais cette connaissance que l’on acquiert ainsi n’est pas moins nécessairement accompagnée d’un raisonnement expérimental vague que l’on se fait sans s’en rendre compte, et par suite duquel on rapproche les faits afin de porter sur eux un jugement. L’expérience peut donc s’acquérir par un raisonnement empirique et inconscient ; mais cette marche obscure et spontanée de l’esprit a été érigée par le savant en une méthode claire et raisonnée, qui procède alors plus rapidement et d’une manière consciente vers un but déterminé. Telle est la méthode expérimentale dans les sciences, d’après laquelle l’expérience est toujours acquise en vertu d’un raisonnement précis établi sur une idée qu’a fait naître l’observation et que contrôle l’expérience.
Claude BERNARD, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, (1865)
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