Bachelard : l’obstacle de l’expérience première0
Faut-il penser contre les apparences ? Pour Bachelard, l’empirisme est une philosophie paresseuse. En effet, loin de nous instruire, l’expérience commence par nous étourdir. Elle parle d’abord à l’imagination, et non à la raison, et la première vertu de l’esprit scientifique est de savoir résister à ses enseignements. Certes la science est expérimentale, mais l’expérimentation scientifique n’est pas l’expérience spontanée du monde. Elle est toujours informée et critique.
Dans la formation de l’esprit scientifique, le premier obstacle, c’est l’expérience première, c’est l’expérience placée avant et au-dessus de la critique qui, elle, est nécessairement un élément intégrant de l’esprit scientifique. Puisque la critique n’est pas opérée explicitement, l’expérience première ne peut, en aucun cas, être un appui sûr. Nous donnerons de nombreuses preuves de la fragilité des connaissances premières, mais nous tenons tout de suite à nous opposer à cette philosophie facile qui s’appuie sur un sensualisme[1] plus ou moins franc, plus ou moins romancé, et qui prétend recevoir directement ses leçons d’un donné clair, net, sûr, constant, toujours offert à un esprit toujours ouvert.
Voici alors la thèse philosophique que nous allons soutenir : l’esprit scientifique doit se former contre la Nature, contre ce qui est, en nous et hors de nous, l’impulsion et l’instruction de la Nature, contre l’entraînement naturel, contre le fait coloré et divers. L’esprit scientifique doit se former en se réformant. Il ne peut s’instruire devant la Nature qu’en purifiant les substances naturelles et qu’en ordonnant les phénomènes brouillés.
Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique (1938)
[1] Synonyme d’empirisme ici
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