Alain: Les grands sorciers0
Alain
Minerve
Chapitre 72 : les grands sorciers
La méthode des sorciers c’est de nommer une chose afin de la faire exister. Incantation ou prière. C’est une puissante méthode. J’ai entendu un jour un jeune sorcier de quatre ou cinq ans qui disait continuellement et sur le même ton : « De l’eau, maman, de l’eau ». Sans doute, il récolta quelques taloches, mais peut-être à la fin de l’eau pour ses expériences de physicien. Cette méthode serait ridicule devant un rocher ; il faut creuser alors, non parler. Mais presque tous moissonnent sur les hommes, non sur les choses. Tout ce qui est avocat, ministre, médecin, prêtre, professeur, vit de persuader. L’enfant vit de persuader. Au lieu de faire, il fait faire. L’eau du robinet, longtemps convoitée, dépend non de lois physiques, mais du consentement de la cuisinière ; il faut donc prier. Et comme tout l’espoir de la nourrice est de changer le désir du nourrisson en lui montrant et nommant mille autres choses, ainsi toute la puissance du nourrisson est de répéter le même mot, jusqu’à prouver qu’il ne renoncera point. On trouve par le monde un grand nombre de nourrissons barbus qui n’ont point d’autre méthode que de répéter toujours la même prière ; méthode infaillible si on la pousse au-delà du moment critique, qui est celui où la nourrice se fâche pour tout de bon. Cette colère est signe non point qu’il faut renoncer, mais au contraire qu’il faut persévérer. Là commence le dernier quart d’heure. Le niais expose une bonne fois sa demande, avec de fortes raisons à l’appui ; et puis il s’applique à n’y plus penser. Mais qui pensera à ce qu’il désire, si lui-même n’y pense point ? Le sorcier s’y prend mieux, répétant toujours la même chose, et sans jamais donner de raisons ; qui argumente s’égare et égare l’autre, car c’est jeter l’esprit dans d’autres pensées. « De l’eau, maman, de l’eau. »
Les sociologues trouvent partout des faiseurs de pluie, et admirent ces procédés imitatifs qu’ils employaient, comme de secouer des branches mouillées, ou de courir en se couvrant d’un amas de plumes, pour figurer les nuages. D’où l’on peut inventer quelque théorie physique en ces cervelles. Mais je vois plutôt qu’ils disaient obstinément « Pluie ». Ils le disaient par gestes et imitation, ce qui est encore aujourd’hui la plus frappante manière de dire. En quoi ils ne faisaient qu’appliquer la méthode de toute enfance et de presque toute maturité ; et, d’après une constante expérience, ils se gardaient par-dessus tout de renoncer, se croyant tout près du dernier quart d’heure ; et l’événement leur donnait raison, puisque la pluie finit toujours par arriver. Telle est notre physique naturelle, que nous apprenons de nos mamans et de nos nourrices. L’autre méthode, qui est celle du laboureur, du plombier, est méprisée dans le fond des cœurs ; ces gens-là ne sont point sorciers du tout ; ils ne font point de miracle. Cela fait deux classes, comme aux anciens temps ; et la classe honorée et enviée est celle des thaumaturges, de ceux qui acquièrent par des paroles. De quoi l’Académie est un symbole assez bon, puisqu’elle réunit tous ceux qui ont fait puissance et richesse par des paroles. C’est le collège des Grands Sorciers.
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