Epicure: les dieux0
Explication de texte :
[…] considérant que le dieu est un vivant incorruptible et bienheureux, ainsi que la notion commune du dieu en a tracé l’esquisse, ne lui ajoute rien d’étranger à son incorruptibilité, ni rien d’inapproprié à sa béatitude. En revanche, tout ce qui peut préserver en lui la béatitude qui accompagne l’incorruptibilité, juge que cela lui appartient. Car les dieux existent. Evidente est en effet la connaissance que l’on a d’eux.
Mais ils ne sont pas tels que la plupart des hommes les conçoivent. Ceux-ci, en effet, ne les préservent pas tels qu’ils les conçoivent. Est impie, d’autre part, non pas celui qui abolit les dieux de la foule, mais celui qui ajoute aux dieux les opinions de la foule, car les déclarations de la foule à propos des dieux ne sont pas des préconceptions, mais des suppositions fausses.
EPICURE, Lettre à Ménécée, GF, trad. Pierre-Marie Morel, p.44-45
Thèse ?
Attention ! Pas de hors-sujet. Epicure ne pose pas la question de l’existence des dieux. Il n’est pas en train de démontrer leur existence ou leur inexistence. La question porte sur la définition des dieux : « Sont-ils des êtres parfaits ou des êtres imparfaits (comme le pense la foule) ? »
Ici Epicure défend la thèse que les dieux sont parfaits.
Contexte/Place dans l’ouvrage
Pourquoi parler des dieux ?
La lettre à Ménécée n’est-elle pas censée expliquer comment trouver le bonheur ?
Justement ! Epicure délivre à son lecteur un quadruple remède pour trouver le bonheur. Le premier consiste à se libérer de la crainte des dieux.
Epicure vit à une époque dominée par la superstition. Pour que son lecteur puisse trouver le bonheur, il doit lui montrer qu’il n’a rien à redouter des dieux. Car les dieux sont des êtres parfaits.
Explication de texte
Vous noterez que j’ai fourni de nombreux exemples mythologiques pour illustrer cette analyse (histoire de compléter la culture des élèves) mais vous n’êtes pas tenu d’exposer une vingtaine d’exemples. Deux ou trois suffiront amplement.
Introduction
Je rappelle les étapes d’une introduction :
– situer le texte (si possible) : premier des quatre remèdes de la lettre ;
– Donner le thème (de quoi parle-t-on ?) : les dieux ;
– Problématiser (expliquer pourquoi le problème se pose et éventuellement les enjeux) ;
– Donner la problématique du texte : les dieux sont-ils parfaits ?
– Préciser la thèse de l’auteur (la réponse apportée par l’auteur à la problématique) : oui.
– Annoncer le découpage du texte.
Introduction rédigée
Le texte étudié est un extrait de La lettre à Ménécée d’Epicure. Le philosophe explique à son lecteur comment trouver le bonheur grâce à un quadruple remède. Le premier remède, pour trouver le bonheur, consiste à se défaire de la peur des dieux.
Pourquoi avoir peur des dieux ? La foule prête aux dieux des attitudes humaines. La mythologie peint les dieux grecs comme des êtres passionnés qui se livrent aux excès et à des actes immoraux : meurtre, enlèvement, trahison, adultère, etc. De plus, les dieux possèdent une immense puissance qui leur permet de balayer la vie des humains. Zeus peut frapper avec la foudre, Poséidon peut envoyer une tempête couler un navire, Phobos peut instiller la peur dans le cœur des soldats et les faire fuir. En somme, aucun mortel n’est à l’abri des colères divines. Par conséquent, on pourrait envisager que la solution consiste à passer son temps en prières et en offrandes pour calmer les dieux. Pourtant, on pourrait objecter à cette vision populaire une autre conception des dieux. Socrate soulignait déjà dans Euthyphron que les poètes donnent une fausse image des dieux en leur ajoutant des passions humaines. Les dieux sont des êtres immortels et parfaits. Il n’y a aucune raison pour qu’ils se livrent à des passions humaines.
Cette réflexion amène à poser la question : les dieux sont-ils parfaits ? Il est impératif de poser cette question car de la réponse dépend le bonheur humain. Si les dieux sont imparfaits, ils risquent de jouer avec les humains par cruauté, mais s’ils sont parfaits les humains n’ont rien à craindre.
A cette question Epicure répond que les dieux sont parfaits (et par conséquent il faudrait ne pas s’en inquiéter). Dans un premier temps, Epicure réaffirme leur existence pour, dans un deuxième temps, poser une distinction entre les dieux de la foule et les dieux d’après les superstitions de la foule.
Développement de l’explication
Premier mouvement
Epicure débute ce premier mouvement en posant une définition des dieux. Il adjoint aux dieux deux caractéristiques : l’incorruptibilité et le bonheur. Par incorruptibilité il faut comprendre qu’ils sont inaltérables. Les mortels sont corruptibles, pas au sens où ils seraient victimes de corruption d’ordre pécuniaire, mais au sens où ils se dégradent. Un dieu est comme un cristal, incorruptible, inaltérable, éternel. A l’inverse l’humain évolue, se dégrade, s’enlaidit, s’avachit. Ensuite, les dieux étant parfaits on devine qu’ils sont heureux puisqu’ils ont tout. Les dieux sont incorruptibles : ils ne craignent ni le temps, ni les blessures, ni les maladies, ni la mort. Ils n’ont aucune raison d’être malheureux.
Epicure souligne que sa définition correspond à la définition populaire des dieux tant que la foule n’ajoute rien à cette définition qui soit contradictoire. Il souligne dans la phrase suivante qu’on peut ajouter à cette définition tout ce qui serait cohérent avec cette définition. Par conséquent, Epicure écarte d’emblée tous les défauts qu’on pourrait attribuer aux dieux qui ne seraient pas compatibles avec la définition posée.
Puisque les dieux sont incorruptibles, il serait illogique de penser qu’ils puissent vieillir ou être blessé. S’ils sont heureux, il serait illogique de penser que les dieux puissent être jaloux ou aigris. En revanche, puisque les dieux apparaissent comme des êtres parfaits il ne serait pas impossible d’envisager qu’ils sachent parler le grec.
« Car les dieux existent » rappelle Epicure. Dans le contexte de la Grèce antique, ce genre de rappel semble superflu étant donné que tous les Grecs sont croyants. La religion occupe un rôle prépondérant dans la cité. Soit Epicure choisit de réaffirmer l’existence des dieux grecs pour éviter une accusation d’impiété, soit Epicure choisit de réaffirmer l’existence matérielle des dieux pour les distinguer de constructions imaginaires dénuées d’existence.
Epicure souligne que notre connaissance des dieux serait « évidente ». Difficile de comprendre la notion d’évidence concernant un objet qu’on n’a jamais eu l’occasion de croiser. En revanche, on pourrait faire un détour par les mathématiques pour expliquer cette idée. Imaginons un triangle. Il a trois côtés. C’est évident. Notre connaissance du triangle nous indique qu’il a trois côtés, sans avoir besoin de vérifier tous les triangles. Ici, il faut peut-être interpréter le propos d’Epicure en ce sens. Dès que nous pensons aux dieux, nous leur attribuons l’incorruptibilité et le bonheur (comme si cela faisait partie de leur définition).
Transition
A ce stade, Epicure a rappelé la définition des dieux. Pourtant il n’a pas encore écarté la peur des dieux. Epicure va s’appuyer sur la définition qu’il vient d’énoncer pour démontrer qu’il ne faut s’inquiéter.
Deuxième mouvement
Epicure débute ce deuxième mouvement en exposant la thèse principale de cet extrait : les dieux ne sont pas « tels que la plupart des hommes les conçoivent ». Epicure défend l’idée que les dieux sont parfaits. Or la foule, abreuvée par les récits des poètes, attribue aux dieux des caractéristiques immorales : cupidité, cruauté, jalousie. La mythologie grecque fourmille de récits présentant les dieux sous un jour capricieux. Zeus, le roi des dieux, n’hésite pas à tromper sa femme à la moindre occasion. Héra, l’épouse officielle de Zeus, trop craintive pour se venger sur son époux, choisit généralement d’assouvir sa colère sur les maîtresses de Zeus ou même sur ses enfants illégitimes. Ainsi Héra n’hésite pas à envoyer deux serpents pour tuer le jeune bébé Hercule. On peut encore citer Athéna, déesse de la sagesse, qui transforme une femme en monstre pour le motif (discutable) qu’elle s’est « laissée violer » dans son temple. Aphrodite choisit de tromper son mari Héphaïstos avec le dieu de la guerre Arès. Hermès, le dieu des voleurs, dérobe un troupeau au dieu des arts Apollon. Enfin on ne mentionnera pas Cronos, le titan, dévorant ses enfants. C’est un beau tableau que peint la mythologie.
Epicure développe son argumentation en soulignant que les hommes ne « préservent » pas les dieux tels qu’ils les « conçoivent ». Il faut ici distinguer les deux termes. On conçoit les dieux comme des idées, on les définit. Quand on les définit on les considère comme incorruptibles et bienheureux donc parfaits. Or les hommes ajoutent à cette définition des récits et des attributs incohérents. Ils ne préservent pas la définition des dieux telle qu’elle devrait être.
Epicure en profite alors pour redéfinir l’impiété. L’impiété, le contraire de la piété, est un crime consistant à ne pas croire aux dieux. Mais Epicure choisit de modifier la définition de ce péché. Finalement le vrai crime ne consiste pas à nier l’existence des dieux de la foule (Zeus, Athéna, Poséidon). Il serait nettement plus grave d’ajouter les « opinions » de la foule aux dieux, c’est-à-dire accorder crédit aux récits mythologiques qui adjoignent aux dieux les défauts des hommes. Car les déclarations de la foule sont des « suppositions fausses », autrement dit des mensonges.
L’argument d’Epicure ne manque pas de pertinence. Imaginons un instant que nous soyons des dieux. Qu’est-ce qui nous dérangerait le plus ? Que des humains ne croient pas en nous ? Cela importe peu, nous sommes parfaits et bienheureux. Ou que les humains racontent des mensonges sur nous ? Cela est déjà plus dérangeant. Les humains nous attribuent tous leurs défauts alors que nous sommes parfaits.
En tous cas, ce passage permet à Epicure de démontrer la perfection des dieux, permettant ainsi d’effacer la crainte des dieux générée par les superstitions. Puisque les dieux sont parfaits ils ne peuvent pas être jaloux ou cruels. Ils n’ont aucune raison de causer du tort aux humains, il est donc inutile de s’inquiéter. Nous pouvons être heureux.
Conclusion/critique
Mot de votre professeur : Honnêtement, j’ai éprouvé quelques difficultés pour trouver une critique à formuler au sujet de ce passage. Epicure critique la superstition de manière cohérente. Quasiment tous les philosophes, croyants ou athées, se rejoignent sur cette critique de la superstition. Même les philosophes du soupçon se sont rangés derrière le matérialisme d’Epicure (voir la thèse de Marx) par conséquent il était difficile de formuler une objection. S’il vous arrive la même chose (tomber sur un texte que vous approuvez complètement), signalez au correcteur que vous ne voyez pas d’objection (en expliquant bien pourquoi). J’ai tout de même cherché quelques objections.
Dans ce passage Epicure propose une conception des dieux qui coupe la religion des hommes. En attribuant aux dieux des caractéristiques humaines, on permettait aux humains de se reconnaître dans les dieux. Ici Epicure nous présente des dieux qui ne se soucient plus des affaires humaines. Les dieux vivent dans leur monde, ils sont heureux. On pourrait soupçonner Epicure de proposer un athéisme déguisé en reléguant les dieux à un second plan. Si les dieux ne s’occupent plus des affaires humaines autant ne pas avoir de dieux du tout.
Une autre objection que l’on pourrait formuler au sujet de ce passage serait d’ordre moral. Certes les dieux parfaits présentent un bon modèle à suivre mais si les humains ne craignent plus les dieux ils risquent de faire n’importe quoi. Les humains n’auront plus de scrupule à enfreindre les lois morales puisqu’ils ne craindront plus les dieux.
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