Athéna, fille de Mètis0
Athéna est la fille de Mètis. « C’est donc par sa mère qu’Athéna se trouve bien pourvue en mètis, qu’elle est née polúboulos et polúmētis[1] »
Athéna semble cumuler les fonctions au point qu’on a du mal à définir son champ propre. « Athéna semble se disperser dans la pluralité de ses fonctions et la diversité de ses interventions[2] »
Athéna déesse agraire
En plus d’être la déesse de la guerre, de la sagesse et des arts ménagers, Athéna est envisagée comme déesse agraire. Pestalozza s’est efforcé de démontrer que derrière Athéna, vierge et guerrière, se cachait une déesse-mère, avec l’araire pour attribut et le labourage comme activité première.
Mythe transmis par Servius : Athéna avait pour amie Murmix une humaine, vierge et habile de ses mains. Déméter invente le blé pour les humains. Athéna décide d’inventer « l’araire ». Murmix dérobe l’invention et va voir les hommes en prétendant l’avoir inventé. Murmix finira changée en fourmi.
Ce que ce mythe montre clairement c’est que, même si le champ d’action est le même (l’agriculture), les déesses Déméter et Athéna n’ont pas la même action. Déméter invente le blé. Athéna invente un outil. La fille de Mètis est du côté de l’invention technique.
« Athéna est une puissance technicienne qui peut intervenir dans le domaine agricole[3]. »
« l’habileté manuelle d’Athéna semble privilégier cette forme d’intelligence pratique que les Romains désignent par sollertia et les Grecs par mètis[4]. »
Sollertia : habileté manuelle et intelligence pratique.
Athéna, déesse de la guerre
Athéna semble empiéter sur le territoire de tous les dieux comme on va le voir. Elle intervient dans l’agriculture comme puissance technicienne. Athéna est aussi déesse de la guerre. Pourquoi les Grecs avaient-ils besoin d’avoir deux dieux de la guerre dans leur Panthéon ? Arès, dieu de la guerre, est-il insuffisant ? Ou bien, faut-il comprendre qu’à côté d’Arès, la férocité du guerrier, Athéna représente une autre facette du guerrier ? « Arès n’a pas une réputation de grande subtilité : c’est une brute sans ombre de mètis[5]. » La fille de Mètis fait donc figure d’intelligence rusée à côté de lui :
« l’Athéna Chalkioikos de Sparte […] porte le nom de Mètis[6] ». Elle est une « Athéna armée, revêtue du bronze des guerriers[7] ».
Athéna passe souvent pour avoir inventé la danse pyrrhique : danse armée qui se danse soit avant, soit après un combat[8].
« Car si les coups de main contre les postes ennemis exigent, outre le courage, hardiesse du coup d’œil et rapidité d’exécution, si l’aguet et l’embuscade demandent la prudence du renard et l’habileté du « crypte » pour ne pas se faire voir ni se laisser surprendre, si ces différentes opérations militaires font appel à des qualités de ruse et de duplicité dont le IVe siècle fera gloire à ses généraux et à ses stratèges, ces professionnels d’une guerre plus technique, et même si certaines de ces manœuvres mettent parfois en cause Athéna, son aide et ses conseils, la mètis de la déesse en armes met en œuvre des moyens plus secrets qui mobilisent d’inquiétantes magies et des sortilèges prestigieux[9]. »
Le guerrier a besoin des mêmes qualités que le chasseur : vivacité, discrétion, duplicité. Mais Athéna possède aussi une magie guerrière. La stratégie militaire ne se limite pas à la technique.
Si on étudie de plus près la guerre chez les Grecs[10], on remarque des choses apparemment incohérentes. Les hoplites recouvraient leur bouclier d’une mince feuille de bronze. Pourquoi alourdir volontairement son arme ? Parce que l’arme peut renvoyer la lumière. Une armée au soleil peut aveugler l’adversaire et contribuer à la déstabiliser « psychologiquement ».
On utilise un anachronisme en parlant de psychologie mais c’est bien de ce dont il est question. Il existe un cas exceptionnel où l’armée adverse décide de fuir avant même que le combat ne commence. La terreur (Phobos) peut s’emparer d’une armée et donner la victoire à l’autre. Le guerrier a donc besoin de s’adjoindre une magie pour résister et impressionner.
« Pour rendre invincible le guerrier qu’elle a choisi de protéger, la fille de Zeus le recouvre de l’égide « terrifiante », de cet objet mi-bouclier, mi-cuirasse, où s’étalent en couronne les masques de Déroute (Phóbos), de Querelle (Eris) et la tête monstrueuse de la Gorgone. Arme absolue qu’Héphaistos aurait donné à Zeus pour jeter la panique parmi les humains[11], à moins que Mètis selon une tradition parallèle[12], ne l’ait elle-même forgée pour sa fille, faisant ainsi cadeau à Athéna d’une arme « dont rien ne peut triompher, pas même la foudre de Zeus[13] » »
Athéna aurait hérité de sa mère une arme plus puissante que la foudre de Zeus qui aurait la capacité d’immobiliser et de terrifier. En tant que déesse de la guerre, Athéna représente plus que le savoir technique et la ruse, elle représente cette part de magie liée à la peur.
La mythologie grecque parle déjà de la méduse qui pétrifie les gens d’un regard. Zeus peut paralyser Typhon en ouvrant les yeux. Enfin, Athéna est la déesse « au regard brillant » (glaukôpis). Faut-il comprendre que le regard a un rôle à jouer dans la magie guerrière ?
« Comme la chouette (glaúx) qui séduit et terrorise les autres oiseaux par son œil fixe, plein de feu, autant que par les modulations de son chant, Athéna triomphe de ses ennemis par l’œil et par la voix de ses armes de bronze, ces armes dont la tradition épique compare volontiers l’éclat à la lueur de l’éclair et le bruit au grondement du tonnerre[14]. »
« Sa mètis fonctionne comme un mécanisme de fascination qui combine certains comportements magiques du guerrier archaïque[15] »
Athéna domine ses adversaires par son regard et par sa voix. Elle terrorise. Un guerrier doit donc avoir un regard décidé et hurler pour impressionner ses adversaires. Cela ferait partie de la technique martiale.
Athéna et le mors
Ensuite, prenons l’exemple du « mors ». En apparence, il s’agit d’une invention technique donc elle appartient au champ d’Athéna qui dirige l’intelligence technique (à la veille de Salamine, c’est un mors que Cimon d’Athènes vient déposer sur l’autel d’Athéna[16]).
« Le mors de filet que porte tout cheval attelé ou monté apparaît comme un équivalent des potions magiques, des drogues et des préparations mystérieuses dont Médée […] fait usage, mieux que personne pour donner à Jason la maîtrise des taureaux dans l’épreuve du labourage, ou pour subjuguer le serpent monstrueux, chargé de surveiller jour et nuit la Toison d’or[17].
Mais le « mors » a un statut double. C’est un objet créé et un objet magique. Pour expliquer cet effet « magique » il faut rappeler que pour les Grecs le même agit sur le même. Donc pour agir sur le cheval, il ne faut pas seulement un objet métallique issu de l’esprit humain, il faudrait quelque chose de même nature que le cheval. On parle d’un lien purement analogique (presque alchimique).
« D’une part, le chalinós est un produit de la métallurgie […] D’autre part, le frein placé dans la bouche du cheval agit sur lui comme une prise magique »[18].
« Pour avoir prise sur sa puissance inquiétante, le mors doit être, d’une certaine manière, de même nature que le cheval[19] »
« Le mors qui s’agite dans sa bouche, s’il est l’instrument dont use le cavalier pour mener sa monture, est aussi, par sa nature ignée et par le cliquetis métallique qu’il fait entendre, une sorte de redoublement du bruit sinistre émis par la mâchoire de la bête.[20] »
Enfin dans le mythe de Pindare : « Le mors qu’Athéna donne à Bellérophon n’est pas tenu pour un produit de la métallurgie, un de ces chefs d’œuvre qu’Héphaïstos anime de sa puissance démiurgique ; il est pensé comme un objet technique qui permet de dominer un animal aux réactions imprévisibles[21]. »
Si le mors provient de deux divinités, elles n’ont pas le même statut. Héphaïstos, dieu des forges, représente le pouvoir démiurgique : il crée un objet. Athéna va ajouter sa « force magique » qui permet l’utilisation, la maîtrise, du mors pour dominer le cheval. La mètis d’Athéna serait du côté de la bonne utilisation.
Le char est attribué à Poséidon. Le char est mis sous la protection du dieu marin comme on peut le voir dans le rituel d’Onchestos. Celui-ci consistait à faire courir un char tiré par des chevaux à travers un bois sacré. Le conducteur dudit char devait descendre de son véhicule juste avant d’entrer dans le bois. Ainsi, on laissait à Poséidon le soin de calmer les chevaux. Car Poséidon possède également ce pouvoir d’effrayer et de calmer les chevaux.
Alors quelles sont les places respectives d’Athéna et de Poséidon ? La réponse nous est peut-être fournie par Mnaséas de Patara, historien du IIe siècle avant notre ère.
Selon lui, les Lybiens prétendaient avoir appris de Poséidon l’art d’atteler le char, hàrma zeûxai et d’Athéna l’art de conduire l’attelage, hēniocheîn[22]. Le char appartient à Poséidon et l’art de conduire à Athéna.
Athéna, la main sur le four
Athéna, en tant que déesse, va également aider l’artisan à choisir le moment opportun pour retirer le pain du four. Si on le retire trop tôt, il ne sera pas assez cuit. Si on le retire trop tard, il sera trop cuit. Il faut donc choisir le bon moment.
L’Athéna technicienne n’est pas simple ouvrière, bànausos, elle est toujours maître d’œuvre, cheironax, l’artisan qui possède la maîtrise[23]. Cette main étendue sur le four, c’est le signe de la maîtrise qu’Athéna exerce sur le kairós, le temps de l’opportunité à saisir[24].
Athéna, aithuia, veille sur la navigation.
Aristote[25] écrit que dans la navigation, il n’y a pas de savoir général de tous les cas particuliers, pas de connaissance certaine de tous les souffles qui sillonnent la mer.
Puisqu’on ne peut pas se fier à une connaissance figée, il faut se fier à la mètis. Poséidon, peut apaiser ou déchaîner les flots, mais Athéna peut guider le pilote. Elle peut l’aider à trouver « une voie » dans le dédale que représente la haute mer.
Athéna, Keleútheia, veille sur la course
Athéna veille également sur les courses. Sur trois moments particuliers : le départ, le tournant et la ligne d’arrivée. Pourquoi ? Parce que ces trois moments sont les plus difficiles et représentent l’occasion de renverser les rapports de force. C’est donc le moment d’utiliser sa mètis.
L’art de construire et l’art de conduire
Athéna ne se contente pas de surveiller la conduite du char. Elle préside également à sa construction. Même chose pour le bateau. Le rôle d’Athéna est double : art de conduire et art de construire.
Faut-il rattacher cette intelligence technique à la mètis ? On pouvait aisément comprendre que la mètis intervenait dans la conduite du bateau. On était placé dans un contexte mouvant, sans repère, et il fallait improviser pour réussir à franchir l’obstacle. Mais pourquoi parler d’Athéna au moment de construire le bateau ou le char ? Nous ne sommes pas en haute mer ou dans un contexte mouvant.
Athéna a inventé le navire. Elle l’a créé une première fois par une opération de l’intelligence, dans son esprit, puis elle l’a créé par une activité technique. Athéna invente le navire comme une solution face au problème de la mer.
[1] Detienne et Vernant, Les ruses de l’intelligence, p 172
[2] Ibid., p 169
[3] Ibid., p 171
[4] Ibid., p 171-172
[5] Ibid., p 269
[6] Dickins G., « the Hieron of Athena Chalkioikos », ABSA 13, 1906-1907, p137-154
[7] Aristophane, Lysistrata, 1320
[8] L. Séchan, La danse grecque antique, Paris, 1930, p 90-95 ; 107
[9] Detienne et Vernant, Op. cit., p 174
[10] Debidour M., Les grecs et la guerre
[11] Illiade, XV, 309
[12] [Hésiode], F. 343, 18
[13] Illiade, XXI, 401
[14] Il., XI, 16, 44-46 ; 83 ; XVII, 591-596
[15] Detienne et Vernant, Op. cit., p 176
[16] Plutarque, Cimon, 5, 1
[17] Detienne et Vernant, Op. cit., p 186
[18] Ibid., p 186
[19] Ibid., 187
[20] Ibid., 189
[21] Ibid., 191
[22] Detienne et Vernant, Op. Cit., p 198
[23] Ibid., p 187, note 49
[24] Ibid., p 187, note 49
[25] Aristote, Eth. Eud., VIII, 2, 1247 a 5-7, Eth. Nicom., III, 5, 1112 b 4-7
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