Le mémoire (témoignage de M. Rousset)0
Journée pour les « Master » sur la rédaction d’un mémoire
Mercredi 16 mars 2011 – Université Lyon III
Sujet de mon mémoire :
La reformulation par Hegel des preuves de l’existence de Dieu
L’ambition de ce travail est d’énoncer des principes généraux et de donner quelques
informations empiriques et pratiques sur les attendus d’un mémoire. Je me servirai pour cela de ce
que j’ai pu faire pendant les deux années passées, expérience renforcée 1° d’un côté par le recul que
j’ai désormais sur mon travail et 2° d’un autre côté par les remarques qui m’ont été faites lors de ma
soutenance. Comme la chouette de Minerve qui prend son envol à la tombée de la nuit, ce n’est
peut-être qu’après avoir clos ce travail que je comprends davantage ce qu’il aurait fallu faire. Je n’ai
pas le fat orgueil de prétendre ne pas me tromper, mais les quelques éléments que l’on va trouver
dans cette présentation me semblent assez importants.
Il est absolument primordial de
déterminer un sujet et un domaine de recherche(s) qui
intéressent
. Il importe également de choisir un directeur avec qui l’on a des affinités et qui est
compétent relativement à la question traitée – sachant en outre que tous les professeurs n’ont pas les
mêmes attendus ni la même façon de travailler. Tout ceci va de soi, encore faut-il ne jamais
l’oublier. On réussira médiocrement un sujet qui ne séduit pas. Et réciproquement, on se méfiera des
envolées personnelles et enthousiastes, qui 1° n’apportent rien à la réflexion philosophique, 2° voire
peuvent nuire à la
cohérence interne et au sérieux véritable du propos. Renoncer au verbiage non
maîtrisé est une priorité.
Encore faut-il s’impliquer personnellement et subjectivement dans le sujet traité. Ceci veut
dire minimalement aborder un objet philosophique qui
interpelle. Par exemple, si l’on est
métaphysicien de coeur et de raison, on n’aura pas idée de s’interroger sur les conséquences
politiques de la distinction augustinienne des deux cités! Se tromper dans le sujet est le meilleur des
moyens de s’ennuyer dans le travail, et conséquemment d’échouer finalement. Car à l’évidence on
accomplira en renâclant une tache jugée fastidieuse, ce qui aura pour conséquence finale de
produire un résultat desséché et morne.
De plus, on n’hésitera pas à
promouvoir des avancées herméneutiques audacieuses. Car on
peut lire ou comprendre un auteur et un texte de différentes façons.
– Preuve en est fournie par la distinction entre un hégélianisme de gauche et un hégélianisme de
droite. Ce sont tous deux des lectures possibles et
exactes (ceci est très important) à partir d’un
même corpus textuel.
– Ou bien nul n’ignore que, à la fois l’école de Marbourg et la phénoménologie heideggerienne
(entre autres), se réclament de Kant et de la
Critique de la raison pure. La première lit
l’Analytique transcendante, la seconde se limite à l’Esthétique transcendantale.
Cette licence interprétative, cette audace spéculative, sont cependant encadrées de manière
stricte. La règle d’or est la suivante :
il faut que la lecture soit exacte. C’est-à-dire que le rapport au
texte lui-même ne doit pas la contredire. Cette audace est encadrée par cette exigence de fidélité et
de rigueur.
– Ainsi, on peut soutenir que Spinoza est athée (comme le prétendent ses successeurs immédiats) en
disant qu’il renonce à l’idée d’une transcendance extra-mondaine. En ramenant Dieu dans la nature,
en affirmant cette pensée panthéiste, Dieu est nié au profit de la nature. Cette pensée de
l’immanence implique dans sa définition même le refus de toute transcendance, et donc il n’existe
plus rien comme un être supra-sensible ou supra-naturel. Donc s’il n’y a que la nature, Dieu
n’existe pas.
– Ou bien, comme le suggère Hegel dans son
Encyclopédie des sciences philosophiques (La science
de la logique, addition au paragraphe 151, pages 584 à 586), on peut comprendre que le
spinozisme n’est pas un athéisme, mais un acosmisme. Spinoza ne nie jamais l’existence de Dieu,
il l’identifie seulement à la nature. Mais alors il ne reste plus que Dieu, et la nature, comme
position extérieure, disparaît. Dans la mesure où il n’y a rien d’extérieur à la substance absolue
(Dieu), c’est-à-dire dans la mesure où rien n’existe comme une finité qui serait l’extra-position
d’un principe transcendant extérieur (et le monde étant justement cette extériorité finie), il n’y a
plus de monde. Donc il existe bien un Dieu, mais pas de domaine extérieur à ce Dieu. Ce qui fait
que le spinozisme est un acosmisme et non un athéisme.
– Ces deux lectures sont opposées, mais chacune est exacte, dans la mesure où elle n’est pas
aisément contradictoire eu égard à la lettre du texte. Toutefois, même si on peut interpréter
Descartes de bien des façons, dire qu’il est athée est une erreur.
Bref, tout en faisant preuve
d’audace spéculative dans la compréhension et l’analyse des
textes, ceci ne signifie pas que l’on peut dire n’importe quoi ni avancer la moindre interprétation qui
s’avère fausse.
Ceci rappelé, on comprend aussi que le plus important est de
travailler, beaucoup,
longtemps. Ce travail n’est pas un éparpillement ; mieux vaut restreindre le nombre de lectures et en
produire un usage optimal ; que de lire beaucoup et finir par divaguer ou tout confondre.
La qualité
doit impérativement primer sur la quantité.
Ce travail est aussi celui de la
précision du propos, du souci conceptuel ; et d’une rigueur,
d’une acribie, totales. Le propos – quant à la forme et quant au fond – doit être absolument maîtrisé
et précis. Ceci (à l’instar de la possibilité d’une audace spéculative conjointe à la fidélité textuelle)
ne doit pas interdire toute innovation. On peut, on doit, être les deux : précis et ingénieux.
L’innovation ne vaut que si elle est précise.
– Il n’y qu’à regarder de (très) près Nietzsche : jamais il n’hésite à recourir à des images, des
métaphores, mais ses textes sont cependant implacables. La présentation aphoristique doit
s’accompagner d’une rigueur absolue.
– On le voit encore dans l’écriture de Vico : les dignités (quasiment les aphorismes) du début de
La
science nouvelle
sont à la fois d’une précision conceptuelle à toute épreuve, d’une cohérence totale
du propos, et témoignent d’une recherche quasiment poétique. Le « géant » est à la fois, chez Vico,
une métaphore et un concept.
En somme, cette audace dans la pensée couplée de cette précision conceptuelle et à
l’exactitude du propos, sont certes difficiles à acquérir, mais sont essentielles. C’est le dernier
mouvement de la neuvième symphonie de Beethoven. 1° D’un côté, Beethoven reste fidèle à ce que
la tradition lui a légué dans la forme et la structure de la symphonie. 2° D’un autre côté, il fait
preuve d’une audace incroyable, et notamment il est le premier à introduire un choeur dans la forme
symphonique (le final, qui reprend l’
Hymne à la joie de Schiller).
Le grand écueil à éviter est la répétition de ce qu’on a lu dans les commentaires, ce qui
rend le travail assez ennuyeux voire non pertinent. En effet, quiconque n’est pas transporté par son
sujet produit un travail insatisfaisant. Donc il faut savoir lire et comprendre par soi-même les textes
– et dans cette entreprise les commentaires ne sont que des aides de camps précieux, mais pas des
généraux superbes.
Nonobstant, cette dimension subjective ne doit
pas devenir une volonté de l’originalité
pour l’originalité
. Il ne s’agit pas d’une rébellion adolescente où l’on irait contre les autres
interprétations uniquement dans le but de faire preuve d’originalité, en disant : je suis meilleur que
ces gens-là. Car croire que l’on a tout compris mieux que les autres est un très bon moyen pour
débiter des sottises effarantes. On prend soin de lire les textes, de s’informer sur qui a été dit à leur
sujet, de maîtriser à la fois le texte et le commentaire, avant de critiquer tel commentaire au nom du
texte original.
On peut dire ceci autrement : il faut savoir ce que disent les prédécesseurs pour proposer
autre chose. Les grands penseurs, même (surtout) ceux qui ont opéré des révolutions dans la pensée,
ont avant tout su écouter et comprendre ce que leurs maitres ont dit. Je prends deux exemples et une
analogie.
• Premièrement, quand on regarde les
Leçons sur l’histoire de la philosophie de Hegel,
on est stupéfait de la maîtrise du penseur de Berlin. Au moment même où il propose
une compréhension systématique de la philosophie et de son histoire telle qu’on ne
l’avait imaginée avant lui, il en affiche sa connaissance parfaite.
• Deuxièmement, on pourrait objecter que Descartes veut tout recommencer de nouveau
dès le fondement, en faisant table rase du passé. Mais c’est une fausse objection. D’une
part, pour pouvoir effacer quelque chose, il faut auparavant qu’il y ait un contenu à
effacer. Descartes n’a pu faire table rase de ce qui lui avait été enseigné uniquement
parce qu’il connaissait parfaitement le contenu de cet enseignement.
Dénoncer un
commentateur ou proposer une interprétation opposée à la sienne suppose donc de
savoir précisément ce qu’il a dit.
D’autre part, Descartes ne fait jamais table rase et ne
va pas jusqu’à balayer le fondement : il reprend les mêmes mots, se réfère aux Grecs.
• Troisièmement, on n’est pas sans savoir que les grands génies de la peinture, même les
plus innovants, ont commencé par apprendre dans des écoles ou auprès de maîtres et
par copier les tableaux des musées. Il n’y a qu’à lire les honneurs que Baudelaire
accorde aux peintres passés dans « Les phares ».
Bref, on sera en mesure de proposer une interprétation personnelle, riche et exacte des
textes. Mais ceci requiert justement une exactitude féroce, donc on ne cherchera pas à dire autre
chose uniquement pour le plaisir de se démarquer.
– L’enjeu de ce dialogue à trois termes – le texte
d’auteur, le commentaire et soi-même – n’est pas des moindres : il n’est rien d’autre qu’apprendre ce
que signifie « penser par soi-même ».
Conseils pratiques
En ce qui concerne les conseils pratiques, le maître-mot est de
se confronter aux oeuvres
directement
. Comme signalé, les ouvrages de commentaires constituent certes une aide précieuse,
mais elle doit venir après ou à côté (comme un adjuvant) de la
lecture en première main des textes
eux-mêmes. Au fond, la marche est la suivante. 1) D’abord on lit les textes. 2) Ensuite on s’aide des
commentaires. 3) Enfin, après ces deux étapes à la fois distinctes et mêlées, on s’approprie le texte.
Telle est la seule façon pour que les principes énoncés ci-dessus soient valables et respectés
1.
Pour ce qui est de l’ordre de la préparation générale, il n’existe pas vraiment de règles.
Certains vont préférer préparer tout au long de l’année, en se fixant des étapes précises à des
moments déterminés. D’autres vont préférer tout faire au dernier moment, en profitant d’une certaine
agitation intellectuelle et d’une émulation qui se produisent à ce moment. Les deux démarches
doivent conduire à des résultats satisfaisants si le travail est intense, intelligent, précis, rigoureux et
exact.
Je vais partir de ce qui m’a été reproché lors de ma soutenance en juin 2010 pour ajouter
deux points supplémentaires.
Le premier concerne la détermination de la problématique du mémoire, et de manière
générale la
limitation du propos. Quel que soit le sujet, il est tentant, à un moment donné de la
préparation, de présenter en amont (dans la pensée de l’auteur, dans l’histoire de la philosophie) d’où
vient le sujet traité, de l’inclure dans les enjeux généraux qui l’encadrent. Mais ceci est
nuisible à
l’efficacité et à la pertinence
. Il est alors mal aisé de cerner où l’on commence. On risque de vouloir
trop en dire, au détriment de la précision du sujet. Le danger de partir hors sujet, de s’égarer dans les
circonvolutions antérieures est tapis dans l’ombre.
En disant trop de choses, l’essentiel et le vrai
sujet risquent d’occuper une place trop peu importante.
Ainsi, si l’on veut étudier la place de la religion civile dans
Le contrat social de Rousseau,
on peut être tenté d’exposer les origines de la pensée contractualiste et ainsi faire un détour chez
Hobbes, d’interroger le statut de l’athéisme en regardant ce que dit Bayle, d’examiner la fonction
politique de la religion chez Saint Paul puis chez Machiavel, etc. Mais comment, alors décider
1
Par ailleurs, pour comprendre la manière intelligente – philosophique – de lire un texte, le début de l’ouvrage récent
d’Olivier Tinland (2011) sur la préparation au capes et à l’agrégation fournit une aide précieuse.
jusqu’où l’on cesse de remonter? Car on pourrait également aller voir dans la
République de Platon
la manière dont la société est liée aux institutions et cérémonies religieuses.
Certes, la pensée de la religion civile chez Rousseau est l’héritière de ces éléments et les
présuppose. Mais, à vouloir trop expliciter ces présupposés originaires, le sujet initial sera réduit à
un chapitre parmi d’autres. Et de plus on aura l’impression de ne pas en avoir assez dit. On se perd
alors dans les textes et les sources, le travail
s’éparpille et finit par devenir contre-productif (perte
de précision, oubli de l’essentiel, égarement, passage du qualitatif au quantitatif, etc.). Mieux vaut
assumer le fait que l’on ne peut pas tout dire, et laisser de côté (bien qu’en signalant qu’ils existent!)
bon nombre des présupposés.
Ceci passe par un
véritable effort de problématisation et de discernement. Non pas que le
mémoire soit une grande dissertation ou un grand commentaire de texte, car ce n’est pas du tout le
cas. Mais, dans la mesure où problématiser est avant tout exclure, on gagnera ainsi en précision (cf
ci-dessus). Même si le plan d’ensemble ne manque pas de varier au fur et à mesure de la
progression, de sorte que l’on finit par arriver à des choses que l’on ne soupçonnait pas en
commençant, il est nécessaire de déterminer une ligne stricte afin de savoir où l’on va et de ne pas
se perdre en route.
Je reviens sur le rôle des commentaires. J’ai déjà dit qu’ils ne sont qu’une aide et que, sous
certaines conditions, on est en droit de les discuter (avec intelligence toutefois, au sens où il est sans
doute malvenu de dire qu’un commentateur se trompe entièrement). Il s’agit de ne
pas croire qu’ils
ont parfaitement raison
. Même si leur position exige la plus grande déférence, ce qu’ils avancent ne
doit pas être considéré comme le dernier mot. Très simplement, on évitera de prétendre que, puisque
Guillermit l’a dit dans son commentaire sur Kant, tout est vrai, que c’est mot pour mot ce que le
philosophe de Königsberg voulait dire. Mais c’est ici qu’il faut, encore une fois grâce à la maîtrise
parfaite des textes, pouvoir discuter les avancées et les arguments d’un commentateur, soit pour les
renforcer, soit pour les nuancer, éventuellement pour les infirmer.
En conclusion, rédiger un mémoire requiert : une véritable maîtrise conceptuelle et
philosophique, de l’audace, de la précision, de l’exactitude, un savoir des textes.
© Anthony De Araujo-Rousset – 2011
Comments are closed.