Est-il absurde de désirer l’impossible ?0

Posted on février 23rd, 2013 in Non classé

 Introduction

 Le désir est classiquement condamné par une longue tradition philosophique, pace qu’il rendrait l’homme obligatoirement malheureux. Désirer l’impossible semble constituer la pire version du désir, dans la mesure où  il serait nécessairement voué à l’échec puisque l’impossible, par définition, paraît en dehors de toute réalité. Cela risque alors de mener l’homme, plus encore qu’au malheur, à une conduite pouvant être qualifiée d’absurde : plus qu’irraisonnable, elle n’aurait aucun sens et serait injustifiable. Mais ce qui semble impossible à un moment donné peut néanmoins se trouver – au moins partiellement – réalisé plus tard. De ce point de vue, désirer l’impossible ne pourrait-il être ce qui incite à l’action et donne un sens à l’existence ?

 

1)     Tout désir n’est-il pas déraisonnable ?

a.      N’invite-t-on pas à le maîtriser ?

 

Dans le Gorgias, Platon, comparant le désir au tonneau percé des Danaïdes, inaugure une tradition dévalorisante du désir : si le désir est comme ce tonneau impossible à remplir une fois pour toutes, l’homme n’est-il pas condamné à une agitation constante, qui l’éloigne de toute sérénité ?

C’est pour restaurer cette sérénité dont le désir paraît, par sa nature même, nous éloigner, que stoïciens et épicuriens invitent à déjouer les forces du désir, et à une sobriété raisonnée. Pour les premiers, la vie heureuse ne peut s’atteindre qu’en réglant les désirs sur la raison : ne rechercher que ce qui dépend réellement de nous et de notre volonté, c’est garantir que l’on ne sera pas déçu. Quant aux épicuriens, leur classification des désirs a bien pour but de nous détourner de tous ceux qui, n’étant ni naturels ni nécessaires, nous engagent la plupart du temps dans la voie de la douleur et du mal-être. Dans les deux cas, la vie de l’homme sage est mesurée : ce n’est pas dans un tel contexte qu’il saurait être question de désirer l’impossible. Au contraire, il n’est question que de désirer le possible, tel qu’il est d’abord défini de la manière la plus raisonnable possible, en tant qu’il est à notre portée.

 

b.     Le désir n’excède-t-il pas la raison par son mouvement ?

 

Il semble toutefois que le désir ait ramené au seul raisonnement possible soit conçu de façon bien discutable. Soumettre le désir à la volonté comme le veulent les stoïciens, ou le confondre avec le strict besoin comme le font les épicuriens, c’est méconnaître son dynamisme propre, et surtout le fait qu’il se révèle comme n’étant jamais satisfait une fois pour toutes. Ne sait-on pas, par simple expérience personnelle, qu’un désir à peine comblé, se reporte sur un autre objet et trouve là l’occasion de sa renaissance ? En sorte que c’est le principe même d’une maîtrise du désir qui semble artificiel autant qu’irréaliste : il faudrait en quelque sorte ne jamais avoir fortement désiré pour admettre qu’on peut orienter le désir sur ce qui ne dépend que de notre volonté, ou pour se détourner sans difficulté d’un désir reconnu comme n’étant ni naturel ni nécessaire.

On observe en réalité que, loin de pouvoir être corrigé par la raison, c’est au contraire le désir qui est très capable de tromper cette dernière, ou de brouiller ses capacités d’analyse, puisqu’il a tendance à survaloriser un objet (qu’il s’agisse d’un être aimé ou du porte-clés qui manque à ma collection) qu’un examen strictement rationnel dénoncerait comme manquant de qualités.

 

c.      Le désir témoigne d’une insatisfaction radicale.

Eprouver un désir, c’est d’abord ressentir un manque, une incomplétude. Mais ce manque est moins celui d’un objet précis qu’une insatisfaction profonde, d’ordre ontologique. S’il ne s’agissait que de s’approprier un objet, la satisfaction pourrait intervenir de façon durable. Or, ce n’est pas ce qui se produit, puisque le désir renaît à propos d’autre chose : il se déplace pour se reformer, se plaît aux variantes, n’en finit pas de s’inventer des fins inédites.

Ainsi considéré, le désir relève sans doute moins de la psychologie ou de la morale que de l’existence même. On peut dire qu’il révèle la finitude de l’homme, le fait que, par définition, tout n’est pas donné à ce dernier, que son être est nécessairement limité (contrairement à celui du Dieu chrétien, qui ne peut donc désirer). Mais ce faisant, il révèle aussi qu’il y a dans ce même homme une soif de non-finitude, pour ne pas dire d’infini, c’est-à-dire un souci permanent de se compléter et de compléter sa propre existence. Pour un tel souci, il n’y aurait pas de limite, et l’on peut être tenté d’appliquer à cette ouverture sur le non-fini ce que Descartes affirme du rapport, dans la pensée, entre le fini et l’infini : le premier n’est concevable que sur l’horizon antérieur du second. Loin d’être un manque à simplement combler, le désir est alors le mouvement qui refuse l’arrêt, au point que la distinction entre possible et impossible pourrait s’effacer en raison de son dynamisme.

 

2)     L’impossible peut-il être définitif ?

a.      Il serait absurde de nier certains aspects de l’impossible.

La finitude humaine, pour l’individu, est d’abord celle de ses capacités physiques, qu’il semble difficile – sinon en effet absurde— de prétendre outrepasser. Désirer m’envoler par mes seuls moyens depuis le balcon de mon salon est sans doute absurde, parce que je vise là une action qui m’est réellement et totalement impossible. On doit toutefois prendre garde que certaines incapacités peuvent ne pas être définitives. Au Moyen-âge, un aveugle était totalement incapable d’avoir accès à la lecture, mais il n’en va plus de même aujourd’hui. La multiplication des techniques de communication et les progrès dans l’adaptation des outils technologiques sont tels que des personnes dont le handicap physique est initialement très important ont désormais la possibilité d’utiliser un ordinateur. Le corps grâce à quelques prothèses et machines, accède à des comportements qui lui étaient jusqu’alors impossibles. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il lui reste impossible de courir par ses propres moyens aussi vite qu’une gazelle.

 

b.     Mais la culture réalise certains aspects de l’impossible.

Si l’impossible se réalise, même au niveau du corps individuel, c’est donc grâce à certains progrès qu’apportent les connaissances, c’est-à-dire grâce à la culture de la société. En un sens, les réalisations culturelles sont, au moins partiellement, des négations de ce qui semblait d’abord impossible. Inventions et prouesses techniques, savoir scientifique, réalisations de l’art déclinent des modalités de ce changement de l’impossible en possible, et montrent que ce qui paraît impossible est historiquement variable.

On peut admettre qu’il y a, au fondement de ces réalisations, du désir. Désir de savoir, de prolonger une découverte, de donner à l’homme des possibilités jusqu’alors inconnues, d’inventer du nouveau. Sans la relation que le désir instaure entre un présent limité et un avenir différent, plus riche ou mieux accompli, la culture serait marquée par la stagnation ou la mort.

c.      Le désir n’est-il pas toujours désir d’avenir ?

Tout désir introduit en effet dans la conscience la considération de l’avenir. Sans doute celui-ci est-il bien absent (il lui est impossible d’être réellement inscrit dans le présent), mais c’est en imaginant ce qu’il pourrait être relativement au trop peu qu’offre le présent que le désir stimule l’action. Et si le désir renaît sans cesse, n’est-ce pas parce qu’il y a toujours un avenir supplémentaire à penser ou à imaginer ?  Ce désir d’un avenir plus riche peut se confondre, dans la conscience, avec un désir d’éternité – authentique désir de l’impossible, contradictoire en lui-même puisqu’il n’y a pas d’avenir dans l’éternité dès lors qu’elle est une négation de la temporalité humaine. Il n’en reste pas moins que ce désir d’éternité, même si on peut le qualifier d’absurde, se trouve en jeu dans l’invention la plus ambitieuse, qu’elle soit scientifique ou artistique : le créateur désire aussi que son œuvre échappe à sa propre disparition.

 

3)     C’est le désir de l’impossible qui définit l’existence humaine

a.      Que serait une existence limitée au possible ?

 Echappant au présent et ouvrant sur l’avenir, le désir nie ce qui est immédiatement possible. Mais le possible ne correspond qu’à un moment artificiellement défini, puisque l’existence – aussi bien celle de la société que celle de l’individu – est en permanente transformation. En s’exerçant sur le possible actuel, la négativité du désir n’est que l’envers de la positivité du devenir. Cependant, le devenir humain n’est pas la répétition de l’acquis. Il n’est pas davantage déterminé, ni rigoureusement prévisible. En d’autres termes, il est accès à ce qui pouvait sembler antérieurement, en tout ou en partie, impossible.

Si l’existence était au contraire limitée une fois pour toutes par ce qui est actuellement possible, elle serait privée d’histoire authentique.

 b.     L’impossible est l’horizon utopique de l’action.

 Ainsi s’affirme le caractère utopique de l’impossible, qui n’est sans doute jamais entièrement réalisé, mais sur lequel l’action humaine n’en finit pas d’empiéter. A ceci près qu’il se reconstitue, comme le désir lui-même, sous un autre aspect : s’il est désormais possible d’aller sur la lune, il ne l’est pas encore d’aller sur Jupiter…Les actions humaines réalisent une part de leur désir d’impossible, et ce dernier se définit aussitôt autrement. Il en va de même avec les utopies politiques : purement imaginaires lorsqu’elles sont rédigées, et accusées d’être impossibles à réaliser, il n’en arrive pas moins qu’elles peuvent influencer certains comportements politiques, et que quelques-unes de leurs « rêveries » finissent par modifier la réalité.

 c.      La philosophie elle-même n’est-elle pas désir de l’impossible ?

 La philosophie elle-même, que l’on proclame si volontiers animée par des préoccupations rationnelles, n’est-elle pas aussi fondée par un désir ? Si elle est bien, comme l’indique l’étymologie du terme, « désir de sagesse », cette dernière est implicitement perdue, et sans doute impossible à reconstruire : peut-être y a-t-il eu des sages dans l’Antiquité ou dans d’autres cultures que la culture occidentale, mais il semble bien que l’espèce en soit disparue… Cela n’empêche pas la philosophie de continuer sa quête, sans qu’on puisse pour cela la qualifier de globalement absurde, et d’autant moins qu’elle sait lucidement que son objet – la sagesse perdue – est sans doute impossible à atteindre.

 Conclusion

Désirer l’impossible est peut-être l’horizon ou la fin de tout désir authentique, puisque celui-ci dynamise l’existence humaine et incite la culture à réaliser toujours autre chose. Si l’on considère le désir comme essentiel en ce qu’il coïncide avec la temporalité et meut de la sorte toute action humaine, on ne peut le qualifier d’absurde que dans la mesure où cette action, dans l’Histoire, ne manifeste pas de finalité repérable. Mais ce ne saurait être simplement parce que l’impossible serait irréalisable : tout indique au contraire que le propre de l’homme est de convertir l’impossible en réalité inédite.

 

D’après Gérard Durozoi. France juin 2009.

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