Monthly Archives: novembre 2012

Bergson: L’élan vital

En terminale0 comments

On peut concevoir l’évolution des vivants comme orientée vers un but. Mais comment repère-t-on ce but lui-même ? Ne serait-ce pas d’un point de vue rétrospectif ? Car on ne saurait admettre que ce qui nous apparaît comme un point d’arrivée était programmé dès le départ.

            C’est en vain qu’on voudrait assigner à la vie un but, au sens humain du mot. Parler d’un but est penser à un modèle préexistant qui n’a plus qu’à se réaliser. C’est donc supposer, au fond, que tout est donné, que l’avenir pourrait se lire dans le présent. C’est croire que la vie, dans son mouvement et dans son intégralité, procède comme notre intelligence, qui n’est qu’une vue immobile et fragmentaire prise sur elle, et qui se place toujours naturellement en dehors du temps. La vie, elle, progresse et dure. Sans doute on pourra toujours, en jetant un coup d’œil sur le chemin une fois parcouru, en marquer la direction, la noter en termes psychologiques et parler comme s’il y avait eu poursuite d’un but. C’est ainsi que nous parlerons nous-mêmes. Mais, du chemin qui allait être parcouru, l’esprit humain n’a rien à dire, car le chemin a été créé au fur et à mesure de l’acte qui le parcourait, n’étant que la direction de cet acte lui-même. […]

Nous disions que la vie, depuis ses origines, est la continuation d’un seul et même élan qui s’est partagé entre des lignes d’évolution divergentes. Quelque chose a grandi, quelque chose s’est développé par une série d’additions qui ont été autant de créations. C’est ce développement même qui a amené à se dissocier des tendances qui ne pouvaient croître au-delà d’un certain point sans devenir incompatibles entre elles. A la rigueur, rien n’empêcherait d’imaginer un individu unique en lequel, par suite de transformations réparties sur des milliers de siècles, se serait effectuée l’évolution de la vie. Ou encore, à défaut d’un individu unique, on pourrait supposer une pluralité d’individus se succédant en une série unilinéaire. Dans les deux cas l’évolution n’aurait eu, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’une seule dimension. Mais l’évolution s’est faîte en réalité par l’intermédiaire de millions d’individus sur des lignes divergentes, dont chacune aboutissait à elle-même à un carrefour d’où rayonnaient de nouvelles voies, et ainsi de suite indéfiniment.

BERGSON, L’Evolution créatrice, chap 1

Spinoza: L’illusion finaliste

En terminale0 comments

A quelles conditions la science de la nature est-elle possible ? A condition de renoncer aux explications finalistes, répond Spinoza. La croyance selon laquelle la nature agit en vue de fins est irrationnelle. Elle renverse l’ordre réel des choses et entretient l’obscurantisme.

Maintenant, pour montrer que la nature n’a pas de fin qui lui soit prescrite, et que toutes les causes finales ne sont que des fictions humaines, il n’est pas besoin de beaucoup. […] J’ajouterai pourtant ceci, encore : que cette doctrine relative à la fin renverse totalement la nature. Car, ce qui, en vérité, est cause, elle le considère comme un effet, et vice versa. […] Et il ne faut pas négliger ici que les Sectateurs de cette doctrine, qui ont voulu faire montre de leur esprit en assignant les fins des choses, ont, pour prouver cette doctrine qui est la leur,

introduit une nouvelle manière d’argumenter : la réduction non à l’impossible, mais à l’ignorance […]. Car si par [exemple] une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un, et l’a tué, c’est de cette manière qu’ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme. […] Tu répondras peut-être que c’est arrivé parce que le vent a soufflé, et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront, pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment-là ? pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment ? Si de nouveau tu réponds que le vent s’est levé à ce moment-là parce que la mer, la veille, par un temps encore calme, avait commencé à s’agiter ; et que l’homme avait été invité par un ami ; de nouveau ils insisteront, car poser des questions est sans fin, et pourquoi la mer s’était-elle agitée ? pourquoi l’homme avait-il été invité pour ce moment-là ? et c’est ainsi de proche en proche qu’ils ne cesseront de demander les causes des causes, jusqu’à ce que tu te réfugies dans la volonté de Dieu, c’est-à-dire dans l’asile de l’ignorance. […] Et de là vient que qui recherche les vraies causes des miracles, et s’emploie à comprendre les choses naturelles comme un savant, au lieu de les admirer comme un sot, est pris un peu partout pour un hérétique et un impie, et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme des interprètes de la nature et des Dieux. Car ils savent bien [que,] une fois supprimée l’ignorance, la stupeur, c’est-à-dire le seul moyen qu’ils ont pour argumenter et maintenir leur autorité, est supprimée.

SPINOZA, Ethique, Livre I, Appendice

Descartes: Doit-on, comme l’affirmait Aristote, accorder de l’âme à tout ce qui vit ?

En terminale0 comments

 Descartes tend à assimiler les animaux à des machines.

            Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas ; car cela même sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu’une horloge, laquelle montre bien mieux l’heure qu’il est, que notre jugement ne nous l’enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges. Tout ce que font les mouches à miel est de même nature, et l’ordre que tiennent les grues en volant, et celui qu’observent les singes en se battant, s’il est vrai qu’ils en observent quelqu’un, et enfin l’instinct d’ensevelir leurs morts, n’est pas plus étrange que celui des chiens et des chats, qui grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, bien qu’ils ne les ensevelissent presque jamais : ce qui montre qu’ils ne le font que par instinct, et sans y penser. On peut seulement dire que, bien que les bêtes ne fassent aucune action qui nous assure qu’elles pensent, toutefois, à cause que les organes de leurs corps ne sont pas fort différents des nôtres, on peut conjecturer qu’il y a quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous expérimentons en nous, bien que la leur soit beaucoup moins parfaite. A quoi je n’ai rien à répondre, sinon que, si elles pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous ; ce qui n’est pas vraisemblable, à cause qu’il n’y a point de raison pour le  croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu’il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d’eux, comme sont les huîtres, les éponges, etc.

DESCARTES, Lettre au marquis de Newcastle 23 novembre 1646

Alain: la perception est anticipation

En terminale0 comments

La perception est exactement une anticipation de nos mouvements et de leurs effets. Et sans doute la fin est toujours d’obtenir ou d’écarter quelque sensation, comme si je veux cueillir un fruit ou éviter le choc d’une pierre. Bien percevoir, c’est connaître d’avance quel mouvement j’aurai à faire pour arriver à mes fins. Celui qui perçoit bien sait d’avance ce qu’il a à  faire. Le chasseur perçoit bien s’il sait retrouver ses chiens qu’il entend, il perçoit bien s’il sait atteindre la perdrix qui s’envole. L’enfant perçoit mal lorsqu’il veut saisir la lune avec ses mains, et ainsi du reste. Donc ce qu’il y a de vrai, ou de douteux, ou de faux dans la perception, c’est cette évaluation, si sensible surtout à la vue dans la perspective et le relief, mais sensible aussi pour l’ouïe et l’odorat, et même sans doute pour un toucher exercé, quand les mains d’un aveugle palpent. Quand à la sensation elle-même, elle n’est ni douteuse, ni fausse, ni par conséquent vraie ; elle est actuelle toujours dès qu’on l’a. Ainsi ce qui est faux dans la perception d’un fantôme, ce n’est point ce que nos yeux nous font éprouver, lueur fugitive ou tâche colorée, mais bien notre anticipation. Voir un fantôme c’est supposer, d’après les impressions visuelles, qu’en allongeant la main on toucherait quelque être animé ; ou bien encore c’est supposer que ce que je vois maintenant devant la fenêtre, je le verrai encore devant l’armoire si je fais un certain mouvement.

ALAIN, Eléments de philosophie

Berkeley: être c’est être perçu

En terminale0 comments

Et il semble tout aussi évident que les diverses impressions ou idées imprimées sur les sens, […] ne peuvent exister autrement que dans un esprit qui les perçoit. Je pense qu’une connaissance intuitive de cela peut s’obtenir par quiconque fera attention à ce que veut dire le terme « exister » lorsqu’il est appliqué aux choses sensibles. Je dis que la table sur laquelle j’écris existe, c’est-à-dire que je la vois et la touche ; et, si je n’étais pas dans mon bureau, je dirais que cette table existe, ce par quoi j’entendrais que, si j’étais dans mon bureau, je pourrais la percevoir ; ou bien, que quelque autre esprit la perçoit actuellement. « Il y eut une odeur », c’est-à-dire, elle fut sentie ; « il y eut un son », c’est-à-dire, il fut entendu ; « il y eut une couleur ou une figure » ; elle fut perçue par la vue ou le toucher. C’est tout ce que je puis entendre par des expressions telles que celles-là. Car, quant à ce que l’on dit de l’existence absolue des choses non pensantes, sans aucun rapport avec le fait qu’elles soient perçues, cela semble parfaitement inintelligible. L’esse  de ces choses-là, c’est leur percepi ; et il n’est pas possible qu’elles aient une existence quelconque en dehors des esprits ou des choses pensantes qui les perçoivent.

BERKELEY, Principes de la connaissance humaine

Spinoza: l’erreur vient-elle des sens ou du jugement ?

En terminale0 comments

[…] quand nous fixons le soleil, nous l’imaginons à une distance d’environ deux cents pieds de nous, erreur qui ne consiste pas dans cette seule imagination, mais dans le fait que, tandis que nous l’imaginons ainsi, nous ignorons sa vraie distance et la cause de cette imagination. Car, même si plus tard nous savons qu’il est à une distance de nous de plus de 600 diamètres de la terre, nous n’en continuerons pas moins à l’imaginer proche de nous ; car, si nous imaginons le soleil si proche, ce n’est pas parce que nous ignorons sa vraie distance, mais parce qu’une affection de notre Corps enveloppe l’essence du soleil, en tant que le Corps lui-même est affecté par lui.

SPINOZA, Ethique, IIe partie, proposition XXXV, scolie

Descartes: le morceau de cire

En terminale0 comments

La perception d’une chose est un jugement Continue Reading

Sextus Empiricus: on se fie quand même aux sens

En terminale0 comments

Ceux qui disent que les sceptiques rejettent les choses apparentes me semblent ne pas avoir écouté ce que nous disions. Ce qui nous conduit à l’assentiment sans que nous le voulions conformément à une impression passive, nous ne le refusons pas, comme nous l’avons dit plus haut. Or c’est cela les choses apparentes. Mais quand nous cherchons si la réalité est telle qu’elle apparaît, nous accordons qu’elle apparaît, et notre recherche ne porte pas sur ce qui apparaît mais sur ce qui est dit de ce qui apparaît. Or cela est différent du fait de faire une recherche sur ce qui apparaît lui-même. Par exemple, le miel nous apparaît avoir une action adoucissante. De cela nous sommes d’accord, car nous subissons cette action adoucissante par nos sens. Mais, de plus, s’il est doux, pour autant que cela ne découle pas de l’argument précédent, nous continuons de le chercher : ce n’est pas la chose apparente mais quelque chose qui est dit de la chose apparente. Si nous proposons des arguments directement contre les choses apparentes, nous ne proposons pas ces arguments dans l’intention de rejeter les choses apparentes, mais bien pour montrer la précipitation des dogmatiques.

SEXTUS EMPIRICUS, Esquisses pyrrhoniennes, I, §19-20

Sextus empiricus: les sens ne peuvent juger des objets extérieurs

En terminale0 comments

En fait la vue, même dans son état naturel, dit de la [même] tour tantôt qu’elle est ronde, tantôt qu’elle est carrée ; le goût dit des mêmes aliments qu’ils sont déplaisants dans le cas de gens rassasiés et agréables dans le cas de gens affamés ; de même, l’ouïe saisit le même son intense pendant la nuit et assourdi pendant le jour ; à l’odorat il semble que les mêmes choses sont malodorantes pour la plupart des gens et ne le sont pas du tout pour les tanneurs ; et le même toucher nous donne une impression de chaleur quand nous entrons dans un établissement de bains par la galerie et de froid quand nous en sortons. C’est pourquoi, puisque les sens entrent en conflit entre eux même quand ils sont dans un état naturel, et que leur désaccord est indécidable, et puisque nous ne possédons pas de critère pour les juger sur lequel on soit d’accord, il s’ensuit nécessairement les mêmes difficultés. […] Il n’est donc sans aucun doute pas vrai que le sens seul puisse juger des objets extérieurs.

SEXTUS EMPIRICUS, Esquisses pyrrhoniennes, II, §54-56

Platon: le corps tombeau de l’âme

En terminale0 comments

SOCRATE ― […] Le corps fait-il, ou non, obstacle, quand, poursuivant une recherche, on s’avise de l’y associer ? Je veux dire à peu près ceci : la vue, ou encore l’ouïe, comportent-elles pour les hommes une vérité quelconque ? Ou, au moins, est-ce que cela ne se passe pas comme même les poètes ne cessent de nous le rabâcher : nous n’entendons rien, ne voyons rien avec exactitude ? Or, si parmi les perceptions du corps, ces deux-là ne sont ni exactes ni claires, ne parlons pas des autres. Car elles sont justes, j’imagine, plus imparfaites que celles-là. N’est-ce pas ton avis ?

SIMIAS ― Si, tout à fait, dit-il.

― A quel moment, donc, dit Socrate, l’âme saisit-elle la vérité ? Chaque fois en effet qu’elle se sert du corps pour tenter d’examiner quelque chose, il est évident qu’elle est totalement trompée par lui.

― C’est vrai.

― Alors ? N’est-ce pas dans l’acte de raisonner, et nulle part ailleurs, qu’en vient à se manifester à elle ce qu’est réellement la chose en question ?

― Oui.

― Et, je suppose, l’âme raisonne le plus parfaitement quand ne viennent la perturber ni audition, ni vision, ni douleur, ni plaisir aucun ; quand au contraire elle se concentre le plus possible en elle-même et envoie poliment promener le corps ; quand, rompant autant qu’elle en est capable toute association comme tout contact avec lui, elle aspire à ce qui est ?

― Oui c’est ainsi.

 

PLATON, Phédon, 65a-b

← Older posts  Newer posts →